Maigret savait cela lorsqu’il descendit l’escalier et se dirigea vers le bureau du Majestic.
— Quand un voyageur sonne pour un repas, où va sa communication ? Questionna-t-il.
— A un maître d’hôtel spécial, affecté au service des appartements.
— La nuit aussi ?
— Pardon ! Après neuf heures du soir, il y a un employé de nuit.
— Qui se trouve ?
— Au sous-sol.
— Faites-moi conduire !
Il pénétra à nouveau dans les dessous de cette ruche de luxe conçue pour un millier de voyageurs. Il trouva un employé installé devant un standard, dans un local attenant aux cuisines. Un registre était devant lui. C’était l’heure calme.
— Est-ce que le brigadier Torrence vous a sonné entre neuf heures et deux heures du matin ?
— Torrence ?
— L’agent installé dans le cabinet bleu, à côté du 3… expliqua en termes professionnels l’employé du bureau.
— Il n’a pas appelé.
— Et personne n’est monté là-haut ?
Le raisonnement était élémentaire. Torrence avait été attaqué dans la chambre même, par quelqu’un qui y était par conséquent entré. Pour lui poser le bâillon, l’assassin avait dû passer derrière sa victime. Et Torrence ne s’était pas méfié.
Un garçon de l’hôtel seul remplissait ces conditions, soit qu’il eût été appelé par l’inspecteur, soit qu’il se fût présenté de lui-même pour desservir.
Maigret, sans s’émouvoir, posa sa question autrement.
— Quel membre du personnel a quitté son service avant l’heure ?
Le standardiste s’étonna.
— Comment le savez-vous ? C’est un hasard… Pepito a reçu un coup de téléphone lui annonçant que son frère était malade…
— A quelle heure ?
— Dix heures environ…
— Où était-il à ce moment ?
— Là-haut.
— A quel appareil a-t-il reçu la communication ?
On téléphona au poste central. Le préposé affirma qu’il n’avait donné aucune communication à Pepito.
Cela allait vite ! Et pourtant, Maigret restait placide et morne.
— Sa fiche ?… Car vous devez avoir une fiche…
— Pas une fiche à proprement parler… Du moins pas pour ce que nous appelons le personnel de salle, qui change souvent.
Il fallut gagner le secrétariat, où il n’y avait personne à cette heure. Maigret fit néanmoins ouvrir les livres, trouva ce qu’il cherchait :
Pepito Moretto, Hôtel Beauséjour, 3, rue des Batignolles. Entré le…
— Demandez-moi l’Hôtel Beauséjour au téléphone.
Pendant ce temps, il questionnait un autre employé, apprenait que Pepito Moretto était entré au Majestic, recommandé par un maître d’hôtel italien, trois jours avant les Mortimer-Levingston. On n’avait rien à lui reprocher au sujet du service : Il avait d’abord été affecté à la « salle », puis, sur sa demande, il avait « fait les appartements ».
L’Hôtel Beauséjour était au bout du fil.
— Allô !… Voulez-vous m’appeler Pepito Moretto ?… Allô !… Vous dites ?… Avec ses bagages ?… Trois heures du matin ?… Merci ! Allô !… Un mot encore… Il recevait son courrier chez vous ?… Jamais de lettres ?… Merci !… C’est tout.
Et Maigret raccrocha avec son même calme anormal.
— Quelle heure ? demanda-t-il.
— Cinq heures dix…
— Faites avancer un taxi.
Il donna au chauffeur l’adresse du Pickwick’s-Bar.
— Vous savez que c’est fermé à quatre heures ?
Peu importe !
La voiture s’arrêta en face du cabaret, dont les volets étaient baissés. Sous la porte filtrait de la lumière. Maigret n’Ignorait pas que, dans la plupart des établissements de nuit, le personnel, parfois composé de quarante hommes et plus, a l’habitude de souper avant de s’en aller.
Le repas a lieu dans la salle que les clients viennent de quitter, tandis qu’on balaie déjà les serpentins et que les femmes de ménage se mettent au travail.
Néanmoins, il ne sonna pas au Pickwick’s. Il tourna le dos au cabaret, avisa un bureau de tabac, au coin de la rue Fontaine, où ceux qui travaillent dans les boîtes de nuit ont coutume de se retrouver, soit pendant la soirée, entre deux airs de jazz, soit après.
Le bistrot était encore ouvert. Quand Maigret entra, trois hommes, accoudés au comptoir, buvaient du café arrosé et s’entretenaient de leurs affaires.
— Pepito n’est pas ici ?
— Il y a longtemps qu’il est parti ! répliqua le patron. Le commissaire constata qu’un des clients qui, peut-être, le reconnaissait, faisait signe au cafetier de se taire.
— J’avais rendez-vous avec lui à deux heures… reprit-il.
— Il était là…
— Je sais !… Je lui ai fait dire quelque chose par un danseur d’en face.
— José ?…
— C’est cela. Il a dû annoncer à Pepito que je n’étais pas libre.
José est venu, en effet… Je crois qu’ils ont causé…
Le consommateur qui avait adressé des signes au patron tambourinait du bout des doigts sur le comptoir. Il était pâle de rage, car les quelques phrases échappées au bistrot suffisaient à expliquer les événements.
A dix heures du soir, ou un peu avant dix heures, Pepito assassinait Torrence au Majestic.
Il devait posséder des instructions minutieuses, car il quittait aussitôt son service, en prétextant un coup de téléphone de son frère, pour gagner le bar du coin de la rue Fontaine et là, il attendait.
A certain moment, le danseur qu’on venait d’appeler José traversait la rue et lui transmettait un message qu’il était enfantin de deviner : tirer sur Maigret dès qu’il sortirait du Pickwick’s.
Autrement dit, en quelques heures, deux crimes. Et les deux seuls personnages dangereux pour la bande du Letton étaient supprimés !
Pepito tire, s’enfuit. Son rôle est terminé. Il n’a pas été vu. Il peut donc aller chercher sa valise à l’Hôtel Beauséjour…
Maigret paya sa consommation, sortit, se retourna et vit les trois consommateurs qui bombardaient le patron de reproches.
Il frappa à la porte du Pickwick’s-Bar, qu’une femme de ménage ouvrit.
Comme il l’avait pensé, le personnel soupait, installé le long des tables mises bout à bout, On voyait des restes de poulet, de perdreau, d’entremets, tout ce que la clientèle n’avait pas consommé Trente têtes se tournèrent vers le commissaire.
— Il y a longtemps que José est parti ?
— Bien sûr !… Tout de suite après que…
Mais le chef du personnel reconnut le commissaire qu’il avait servi lui-même, donna un coup de coude à celui qui parlait.
Maigret ne joua pas la comédie.
— Son adresse ! Et exacte, hein ! Sinon, il vous en cuira…
— Je ne sais pas… Le patron seul…
— Où est-il ?
— Dans sa propriété, à La Varenne.
— Passez-moi le registre.
— Mais…
— Silence !
On feignit de chercher dans les tiroirs d’un petit bureau Installé derrière l’estrade de l’orchestre. Maigret bouscula ceux qui s’agitaient ainsi, trouva aussitôt le registre où il lut :
José Latourie, 71, rue Lepic.
Il sortit comme il était entré, lourdement, tandis que les garçons, peu rassurés, se remettaient à manger.
Il était à deux pas de la rue Lepic. Mais le 71 est assez haut dans la rue en pente. Il dut s’arrêter deux fois parce que le souffle lui manquait.
Il se trouva enfin à la porte d’un meublé dans le genre de l’Hôtel Beauséjour, mais en plus sordide, et sonna. L’huis s’ouvrit automatiquement. Il frappa à un œil-de-bœuf et un garçon de nuit finit par émerger de son lit.
— José Latourie ?
Le valet consulta le tableau installé à la tête de son lit de camp.