— Personne ne l’a vu rentrer ?
— Personne !… C’est justement ce qui… Ecoutez !… Comme je vous l’ai dit au téléphone, il a sonné… Quand le garçon s’est présenté, il lui a commandé son café… Il était au lit…
— Mortimer ?…
— Vous croyez qu’il y a un rapport ?… Ce n’est pas possible !… C’est un homme connu… Des ministres, des banquiers lui ont rendu visite ici même…
— Que fait Oppenheim ?…
— Il vient de prendre un bain… Je crois qu’il s’habille…
— Et Mortimer ?
— Les Mortimer n’ont pas encore sonné… Ils dorment…
— Donnez-moi le signalement de Pepito Moretto…
— Oui… On m’a raconté… Personnellement, je ne l’ai jamais vu… Je veux dire remarqué… Nous avons tant de personnel !… Mais je me suis informé… Un petit homme, brun de peau, noir de poil, râblé, qui passait des journées sans rien dire…
Maigret transcrivit sur une feuille volante, la glissa dans une enveloppe et mit l’adresse de son chef. Avec les empreintes digitales, qui avaient été relevées sans aucun doute dans la chambre où Torrence était mort, cela devait suffire.
— Faites porter ceci à la Préfecture…
— Oui, monsieur le commissaire…
Le gérant devenait suave, car il sentait que les événements menaçaient de prendre des proportions désastreuses.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
Mais le commissaire s’éloignait déjà, gauche et maladroit, se campait au milieu du hall, comme les visiteurs dans les églises historiques où ils essaient de deviner, sans l’aide du sacristain, ce qu’il y a de curieux.
Il y avait un rayon de soleil, et le hall du Majestic en était tout doré.
A neuf heures du matin, ce hall était presque désert. De rares voyageurs prenaient leur petit déjeuner à des tables isolées, tout en lisant les journaux.
Maigret finit par se laisser tomber dans un fauteuil de rotin, près du jet d’eau qui, pour une raison ou pour une autre, ne fonctionnait pas ce jour-là. Les poissons rouges, dans la vasque de céramique, restaient obstinément immobiles, et leur bouche seule s’ouvrait et se refermait à vide.
Cela rappela au commissaire la bouche ouverte de Torrence. Il dut en être fort impressionné, car il s’agita longtemps avant de trouver une pose qui le satisfît.
Des domestiques clairsemés circulaient. Maigret les suivait des yeux, sachant qu’une balle pouvait partir à tout instant.
La partie engagée en arrivait à ce degré d’urgence.
Que Maigret eût découvert l’identité d’Oppenheim, alias Pietr-le-Letton, cela ne tirait pas à conséquence et le policier ne risquait pas grand-chose.
Le Letton se cachait à peine, bravait la Sûreté, sûr qu’elle n’avait aucune charge contre lui.
La preuve en était fournie par ce chapelet de télégrammes qui suivait étroitement sa piste, de Cracovie à Brême, de Brême à Amsterdam, d’Amsterdam à Bruxelles et à Paris.
Mais, il y avait alors le mort de l’Etoile-du-Nord ! Il y avait surtout une découverte de Maigret : celle de relations d’une nature inattendue entre le Letton et Mortimer-Levingston. Et cette découverte-là était capitale !
Pietr était un bandit qui s’avouait bandit et qui se contentait de dire à la police internationale :
— Essayez de me prendre sur le fait !
Mortimer était, pour le monde entier, un honnête homme ! Deux êtres étaient susceptibles d’avoir deviné les liens Pietr-Mortimer.
Et le même soir Torrence était exécuté ! Maigret essuyait le feu d’un revolver, rue Fontaine !
Un troisième personnage, désemparé, et qui ne savait sans doute presque rien, mais pouvait servir de base à une nouvelle enquête, était supprimé : José Latourie, danseur mondain.
Or, Mortimer et le Letton, confiants sans doute dans cette triple exécution, avaient repris leur place. Ils étaient là-haut, dans leurs appartements de grand luxe, commandaient par téléphone à toute la domesticité d’un palace, prenaient leur bain, déjeunaient, s’habillaient.
Maigret, tout seul, les attendait, mal d’aplomb dans un fauteuil de rotin, un côté de la poitrine raide et lancinant, le bras droit presque immobilisé par une douleur sourde.
Il avait le pouvoir de les arrêter. Mais il savait que cela ne servirait de rien. A la rigueur trouverait-on des témoignages contre Pietr-le-Letton, dit Fédor Yourovitch, dit Oswald Oppenheim, et qui devait avoir porté bien d’autres noms encore, y compris peut-être celui d’Olaf Swaan.
Mais contre Mortimer-Levingston, milliardaire américain ? Une heure après son arrestation, l’ambassade des Etats-Unis protesterait ! Les banques françaises, les sociétés financières et industrielles dont il était l’administrateur mettraient des hommes politiques en mouvement.
Quelle preuve ? Quel indice ? Qu’il avait disparu pendant quelques heures à la suite du Letton ?
Qu’il avait soupé au Pickwick’s et que sa femme avait dansé avec José Latourie ?
Qu’un inspecteur de police l’avait vu pénétrer dans un sordide hôtel à l’enseigne du Roi-de-Sicile ?
Tout cela serait réduit en miettes ! Il faudrait présenter des excuses, voire, pour donner satisfaction aux Etats-Unis, prendre des mesures, limoger Maigret, tout au moins en apparence.
Torrence était mort !
Il avait dû traverser ce même hall, sur une civière, aux premières lueurs de l’aube. A moins que, soucieux de ne pas imposer un spectacle pénible à quelque client matinal, le gérant eût obtenu que le transport se fît par les dégagements de service !
C’était probable ! Les corridors étroits, les escaliers en colimaçon, où la civière s’était cognée aux barreaux…
Téléphone, derrière le comptoir d’acajou. Allées et venues. Ordres précipités.
Le gérant s’approcha.
— Mrs Mortimer-Levingston s’en va… On sonne à l’instant, de là-haut, pour faire chercher sa malle… La voiture est arrivée…
Maigret eut un pâle sourire.
— Quel train ? demanda-t-il.
— Elle prend l’avion de Berlin, au Bourget…
Il n’avait pas fini qu’elle apparaissait, vêtue d’un manteau de voyage grisâtre, un sac en crocodile à la main. Elle marchait vite. Arrivée devant la porte tournante, pourtant, elle ne put s’empêcher de se retourner.
Pour qu’elle le vît bien, Maigret se leva avec effort. Il fut certain qu’elle se mordait les lèvres, sortait avec plus de précipitation, gesticulait en donnant ses ordres au chauffeur.
On appelait le gérant ailleurs. Le commissaire se trouva seul, debout devant la fontaine qui se mit soudain à fonctionner. On devait déclencher le jet d’eau à heure fixe.
Il était dix heures.
Il eut encore un sourire, pour lui-même, se rassit lourdement, mais avec précaution, car au moindre mouvement sa blessure, qui devenait de plus en plus sensible, le faisait souffrir.
— On éloigne les faibles…
Car c’était bien cela ! Après José Latourie, qu’on jugeait trop peu solide et qu’on avait écarté du combat avec trois coups de couteau dans la poitrine, on éloignait Mrs Mortimer, impressionnable, elle aussi. On l’envoyait à Berlin ! C’était un traitement de faveur !
Restaient les forts : Pietr-le-Letton, qui n’en finissait pas de s’habiller, Mortimer-Levingston, qui ne devait rien avoir perdu de son air aristocratique, et Pepito Moretto, le « tueur » de la bande.
L’un et l’autre, reliés par des fils invisibles, se préparaient.
L’ennemi était là, au milieu d’eux, au centre du hall qui commençait à s’animer, immobile dans un fauteuil d’osier, les jambes allongées, recevant au visage la poussière d’eau de la fontaine qui émettait un petit bruit flûté.
La cage d’un ascenseur s’immobilisa.