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Or, il se ravisa, reprit sa marche le long du trottoir et brusquement, pressant le pas, s’engagea dans la rue Washington.

Il y a là un bistrot comme on en trouve au cœur des quartiers les plus riches, destiné aux chauffeurs de taxis et aux gens de maison. Pietr y pénétra. Le commissaire entra derrière lui, juste au moment où il commandait une imitation d’absinthe.

Il était debout devant le bar en fer à cheval qu’un garçon en tablier bleu épongeait de temps en temps d’un torchon sale. A sa gauche, un groupe de maçons poudreux. A sa droite, un encaisseur de la Compagnie du gaz.

Le Letton choquait, par sa correction, par le luxe raffiné des moindres détails de sa toilette.

On voyait briller sa petite moustache en brosse à dents, trop blonde, ses sourcils rares. Il regarda Maigret, non en face, mais par le truchement d’un miroir.

Et le commissaire perçut un frémissement des lèvres, un pincement imperceptible des narines.

Pietr dut s’observer. Il commença à boire lentement, mais bientôt il avalait d’un trait ce qui restait dans son verre, esquissait un geste du doigt qui signifiait :

— Remplissez !…

Maigret avait commandé un vermouth. Dans le bar exigu, il paraissait plus grand et plus massif qu’ailleurs.

Il ne quittait pas le Letton des yeux.

Et il vivait en quelque sorte deux scènes en même temps. Comme tout à l’heure, les images se superposaient. Le café sordide de Fécamp se glissait derrière le décor actuel. Pietr se dédoublait. Maigret le voyait à la fois en complet cachou et en gabardine usée.

— Plus souvent, j’te dis, que je m’laisserai arranger ! disait un des maçons en frappant le pied de son verre sur le comptoir.

Pietr buvait son troisième apéritif couleur d’opale, dont le policier reniflait le relent anisé.

Par le fait d’un mouvement de l’employé du gaz, les deux hommes se trouvèrent coude à coude ; à se toucher.

Maigret avait deux têtes de plus que son compagnon. Tous deux faisaient face à un miroir, et c’est dans son eau grise qu’ils se regardaient.

Ce fut par les yeux que le visage du Letton commença à se brouiller. Il fit claquer ses doigts secs et blancs en désignant son verre, se passa la main sur le front.

Et alors, peu à peu, il y eut comme un combat sur ses traits. Dans la glace, Maigret voyait tantôt le visage du voyageur du Majestic, tantôt la figure tourmentée de l’amant d’Anna Gorskine.

Mais cette figure ne surnageait jamais complètement. Elle était refoulée par un travail désespéré des muscles. Seuls les yeux restaient les yeux du Russe.

La main gauche était accrochée au bord du zinc. Le corps oscillait.

Maigret tenta une expérience. Il avait en poche le portrait de Mme Swaan, qu’il avait retiré de l’album du photographe de Fécamp.

— Je vous dois ? demanda-t-il au garçon.

— Quarante-quatre sous…

Il feignit de fouiller son portefeuille, en fit tomber la photo qui s’étala dans une mare liquide, entre les rebords du comptoir.

Il ne s’en inquiéta pas, tendit une coupure de cinq francs. Mais son regard plongeait dans le miroir.

Le garçon, qui avait ramassé le portrait, se montrait navré, l’essuyait de son tablier.

Pietr-le-Letton étreignait son verre, les yeux durs, les traits immobiles.

Puis, tout à coup, il y eut un petit bruit inattendu, si net que le patron, occupé à la caisse, se retourna d’une seule pièce.

La main du Letton s’ouvrit, laissa glisser sur le comptoir les miettes du verre.

Il l’avait broyé, lentement. Une mince coupure, à son index, saignait.

Après avoir jeté un billet de cent francs devant lui, il sortit, sans regarder Maigret.

Maintenant, il marchait droit vers le Majestic. Aucune trace d’ivresse. Sa silhouette était la même qu’au départ, sa démarche aussi nette.

Maigret, obstiné, était sur ses talons. Comme il arrivait en vue de l’hôtel, il vit démarrer une voiture qu’il reconnut. C’était l’auto de l’Identité judiciaire, qui emportait les appareils destinés à prendre des photographies et à relever les empreintes digitales.

Cette rencontre l’arrêta dans son élan. Un moment, il perdit confiance, se sentit comme sans attache, sans point d’appui.

Il passait devant le Select. L’inspecteur Dufour, à travers la vitre, lui adressa un signe qui voulait être confidentiel, mais qui désignait nettement et pour tout le monde la table de la juive.

— Mortimer ? Questionna le commissaire en s’arrêtant au bureau de l’hôtel.

— Il vient de se faire conduire à l’ambassade des Etats-Unis, où il déjeune…

Pietr-le-Letton gagnait sa table, dans la salle à manger qui était vide.

— Vous déjeunez aussi ? demanda le gérant à Maigret.

— Vous mettrez mon couvert à sa table, oui.

L’autre en suffoqua.

— A sa… ? Cela ne se peut pas ! La salle est déserte et…

— J’ai dit à sa table.

Le gérant ne se tint pas pour battu, courut après le policier.

— Ecoutez ! Il provoquera sûrement un scandale… Je puis vous installer à une place d’où vous le verrez tout aussi bien.

— J’ai dit à sa table.

Ce fut alors, comme il errait dans le hall, qu’il s’aperçut qu’il était las. Une lassitude subtile, qui affectait tout son corps, tout son être même, chair et âme.

Il se laissa tomber dans le fauteuil d’osier du matin. Un couple composé d’une dame très mûre et d’un jeune homme trop soigné se leva aussitôt, et la femme prononça de façon à être entendue, tout en maniant nerveusement son face-à-main :

— Ces palaces deviennent impossibles… Regardez-moi ça…

Ça, c’était Maigret, qui ne sourit même pas !

XII

La juive au revolver

— Allo !… Hum… C’est vous, n’est-ce pas ?…

— Maigret, oui ! Soupira le commissaire, qui avait reconnu la voix de l’inspecteur Dufour.

— Chut !… En deux mots, patron… Allée lavabo… Sac sur la table… Approché… Contient revolver.

— Elle est toujours là ?

— Elle mange…

Dufour, dans la cabine téléphonique, devait avoir un air de conspirateur, esquisser des gestes cabalistiques et effrayés. Maigret raccrocha sans rien dire. Il n’avait pas le courage de répondre. Ces petits travers, qui le faisaient d’habitude sourire, lui donnaient comme une nausée.

Le gérant s’était résigné à dresser un couvert en face du Letton qui, déjà installé, avait demandé au maître d’hôtel :

— A qui est destinée cette place ?

— Je ne sais pas, monsieur. J’ai des ordres…

Et il n’avait pas insisté. Une famille anglaise, composée de cinq personnes, faisait irruption dans la salle à manger et lui enlevait un peu de sa froideur.

Maigret, laissant son chapeau et son lourd pardessus au vestiaire, traversa la pièce, marqua un temps d’arrêt avant de s’asseoir, esquissa même une ombre de salut.

Mais Pietr ne parut pas le voir. Les quatre ou cinq apéritifs qu’il avait bus étaient oubliés. Il était froid, correct, précis dans ses gestes.

Pas un instant, il ne trahit la moindre nervosité et le regard lointain, il donnait assez l’impression d’un ingénieur poursuivi par un problème technique.

Il buvait peu, mais il avait choisi un des meilleurs bourgognes des vingt dernières années.

Il mangeait légèrement : omelette aux herbes, escalope et crème fraîche.

Entre les plats, les deux mains posées devant lui, il attendait sans impatience, sans s’occuper de ce qui se passait autour de lui.

La salle à manger se remplissait.

— Votre moustache se décolle… fit soudain Maigret.

Il ne broncha pas ; quelques instants plus tard, il se contenta de passer négligemment deux doigts sur ses lèvres. C’était vrai, encore qu’à peine perceptible.