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Cette chaîne fut tirée. Des protestations éclatèrent. L’homme en manteau de voyage était déjà à la porte.

Le commissaire fumait, par petites bouffées précipitées.

Il s’approcha du fonctionnaire qui avait tendu la chaîne.

— Police ! Qu’est-ce que c’est ?

— Un crime… On vient de découvrir…

— Voiture B ?…

— Je crois…

La gare vivait sa vie habituelle. Seul le quai 11 avait un aspect anormal. Il restait cinquante voyageurs à sortir. Et on leur barrait le passage. Ils s’impatientaient.

— Laissez passer… dit Maigret.

— Mais…

— Laissez passer…

Il regarda s’écouler ce dernier flot. Le haut-parleur annonçait le départ d’un train de banlieue. On courait quelque part. Devant un des wagons de l’Etoile-du-Nord, un petit groupe attendait quelque chose. Trois hommes, en uniforme de la compagnie.

Le chef de gare arriva le premier, important mais inquiet. Puis une civière roula dans le hall, traversa les groupes où les gens, mal à l’aise, la suivaient des yeux, surtout ceux qui allaient partir.

Maigret remontait le train, de son pas lourd, sans cesser de fumer. Voiture 1. Voiture 2… Il atteignit la voiture 5.

C’était là qu’il y avait un groupe devant la portière. La civière s’arrêtait. Le chef de gare écoutait les trois hommes qui parlaient à la fois.

— Police !… Où est-il ?

On le regarda avec un évident soulagement. Il poussait sa masse placide au milieu du groupe agité et, du coup, les autres n’étaient plus que des satellites.

— Au lavabo…

Maigret se hissa, vit la porte des lavabos ouverte, à sa droite. Sur le sol, un corps était tassé, plié en deux, étrangement contorsionné.

Le chef de train, du quai, donnait des ordres :

— Qu’on conduise le wagon sur une voie de garage… Attendez !… La 62… Et qu’on avertisse le commissaire spécial…

D’abord il ne vit que la nuque de l’homme. Mais en faisant glisser sa casquette posée de travers, il découvrit l’oreille gauche.

— Grand lobe traversé limite et dimension limite antitragus… grommela-t-il.

Il y avait quelques gouttes de sang sur le linoléum. Il regarda autour de lui. Les employés se tenaient sur le quai et sur le marchepied. Le chef de gare parlait toujours.

Alors Maigret renversa la tête de l’homme et serra davantage sa pipe entre ses dents.

S’il n’avait pas vu sortir le voyageur en manteau vert, s’il ne l’avait vu se diriger vers une voiture en compagnie d’un interprète du Majestic, il eût pu douter.

Même signalement. Même petite moustache blonde, coupée en brosse à dents, sous un nez à arête vive. Mêmes sourcils clairs et rares. Mêmes prunelles d’un gris verdâtre.

Autrement dit, Pietr-le-Letton !

Maigret ne pouvait remuer dans ce lavabo exigu, où le robinet qu’on avait oublié de fermer continuait à couler et où un jet de vapeur s’échappait d’un joint non étanche.

Il avait ses jambes contre le cadavre. Il redressa le torse de celui-ci, vit, à la poitrine, sur la chemise et le veston, des traces de brûlures provoquées par un coup de feu tiré à bout portant.

Cela faisait une grande tache noirâtre, où du sang mêlait sa pourpre violacée.

Un détail frappa le commissaire. Par hasard, il aperçut un des pieds. Il était posé de travers, tordu comme tout ce corps qu’on avait dû tasser pour refermer la porte.

Or la chaussure était une chaussure noire très vulgaire, bon marché. Elle portait la trace d’un ressemelage. Le talon était usé d’un côté et, au milieu de la semelle, on voyait un trou rond, lentement creusé par l’usure.

Le commissaire spécial de la gare arrivait, galonné, sûr de lui, questionnait du quai :

— Qu’est-ce que c’est encore ?… Un crime ?… Un suicide ?… Touchez à rien en attendant le Parquet, hein !… Attention !… Je suis responsable, moi !…

Maigret eut toutes les peines du monde à sortir de ce lavabo où il était empêtré dans les jambes du mort. D’un geste rapide, professionnel, il tâta les poches, s’assura qu’elles étaient vides, absolument vides.

Il descendit de wagon, la pipe éteinte, le chapeau de travers, une tache de sang sur la manchette.

— Tiens ! C’est Maigret… Qu’est-ce que vous en pensez ?…

— Rien ! Allez-y…

— Un suicide, pas vrai ?…

— Si vous voulez… Vous avez téléphoné au Parquet ?…

— Dès qu’on m’a averti…

Une voix tonitruait dans le haut-parleur. Quelques personnes, qui s’étaient aperçues qu’il se passait quelque chose d’anormal, regardaient de loin le train vide, le groupe immobile près du marchepied de la voiture 5.

Maigret laissa tout le monde en plan, sortit de la gare, héla un taxi.

— Au Majestic !…

La tempête redoublait. Les rues étaient parcourues par des tourbillons qui donnaient aux passants des silhouettes d’ivrognes. Une tuile tomba, quelque part, sur le trottoir. Les autobus déferlaient.

Les Champs-Elysées étaient transformés en une piste quasi déserte. Des gouttes d’eau commençaient à tomber. Le portier du Majestic se précipita vers le taxi avec son énorme parapluie rouge.

— Police !… Un voyageur vient d’arriver par l’Etoile-du-Nord ?

Du coup, le portier referma son parapluie.

— Il en est arrivé un, oui !

— Pardessus vert… Moustaches blondes…

— C’est ça, voyez bureau…

Des gens couraient pour fuir l’averse. Maigret pénétra à l’hôtel juste à temps pour éviter des gouttes de pluie grosses comme des noix, froides comme de la glace.

Derrière le bureau d’acajou, employés et interprètes n’en étaient ni moins élégants, ni moins corrects.

— Police… Un voyageur en pardessus vert… Petite moustache blon…

— Au 17… On est en train de monter ses bagages…

II

L’ami des milliardaires

La présence de Maigret au Majestic avait fatalement quelque chose d’hostile. Il formait en quelque sorte un bloc que l’atmosphère se refusait à assimiler.

Non pas qu’il ressemblât aux policiers que la caricature a popularisés. Il ne portait ni moustaches, ni souliers à fortes semelles. Ses vêtements étaient de laine assez fine, de bonne coupe. Enfin il se rasait chaque matin et ses mains étaient soignées.

Mais la charpente était plébéienne. Il était énorme et osseux. Des muscles durs se dessinaient sous le veston, déformaient vite ses pantalons les plus neufs.

Il avait surtout une façon bien à lui de se camper quelque part qui n’était pas sans avoir déplu à maints de ses collègues eux-mêmes.

C’était plus que de l’assurance, et pourtant ce n’était pas de l’orgueil. Il arrivait, d’un seul bloc, et dès lors il semblait que tout dût se briser contre ce bloc, soit qu’il avançât, soit qu’il restât planté sur les jambes un peu écartées.

La pipe était rivée dans la mâchoire. Il ne la retirait pas parce qu’il était au Majestic.

Peut-être, au fond, était-ce un parti pris de vulgarité, de confiance en soi ?

Avec son grand pardessus noir à col de velours, il était impossible de ne pas le repérer tout de suite dans le hall illuminé où les élégantes s’agitaient parmi les traînées de parfum, les rires pointus, les chuchotements, les salutations de style d’un personnel tiré à quatre épingles.

Il ne s’en souciait pas. Il restait en dehors du mouvement. Les bruits de jazz, qui lui parvenaient du dancing du sous-sol, se heurtaient comme à une barrière imperméable.

Alors qu’il montait les premières marches d’un escalier, le liftman l’appela, voulut lui faire prendre l’ascenseur. Mais il ne se retourna même pas.