— Je vous dis que vous l’avez voulu !… bégaya Pietr, qui, la langue pâteuse, continua son discours en une langue inconnue.
Le commissaire ferma la porte à clé, longea le couloir, s’engagea, en courant, dans un escalier.
Il atteignit le palier du premier étage juste à temps pour happer au passage une femme qui fuyait. Il perçut une odeur de poudre.
Sa main gauche s’accrocha aux vêtements de la femme. La droite s’abattit sur le poignet et un revolver tomba, en même temps que le coup partait et que la balle allait briser la vitre d’un ascenseur.
— La femme se débattait. Elle était d’une vigueur exceptionnelle. Le commissaire ne trouva pas d’autre moyen de l’immobiliser que de lui tordre le poignet et elle tomba sur les genoux, en sifflant :
— Lâche !…
L’hôtel commençait à s’agiter. On entendait une rumeur insolite qui montait de tous les couloirs, débouchait par toutes les issues.
La première personne qui parut fut une femme de chambre en blanc et noir qui leva les bras au ciel, s’enfuit, épouvantée.
— Bougez pas ! ordonna Maigret en s’adressant, non à la domestique, mais à sa prisonnière.
Toutes deux s’immobilisèrent. La femme de chambre cria :
— Grâce !… Je n’ai rien fait…
Et dès lors ce fut de plus en plus le chaos. Il arrivait des gens de partout à la fois. Le gérant gesticulait au milieu d’un groupe. Ailleurs, on voyait des femmes en robe du soir et de l’ensemble s’élevait une cacophonie.
Maigret prit son parti de se baisser, de passer les menottes à sa prisonnière, qui n’était autre qu’Anna Gorskine. Elle se débattit. Dans la lutte, elle déchira sa robe, se trouva dépoitraillée comme à son ordinaire, magnifique d’ailleurs, avec ses yeux qui étincelaient, sa bouche tordue.
— La chambre de Mortimer… lança le commissaire au gérant.
Mais ce dernier ne savait plus où donner de la tête. Et Maigret était tout seul au milieu de gens qui s’entrechoquaient, pris de panique, tandis que les femmes criaient par surcroît, pleuraient ou trépignaient.
L’appartement de l’Américain n’était qu’à quelques pas Le policier n’eut pas besoin d’en ouvrir la porte, qui était béante. Il vit un corps sanglant qui bougeait encore, sur le sol.
Alors, en courant, il gagna l’étage supérieur, heurta l’huis qu’il avait lui-même fermé à clé, n’entendit rien, fit jouer la serrure.
L’appartement de Pietr-le-Letton était vide !
La valise était toujours par terre, près du foyer, avec le complet de confection posé en travers.
Par la fenêtre ouverte arrivait de l’air glacé. Elle donnait sur une cour large comme une cheminée. En dessous, on distinguait les rectangles sombres de trois portes.
Maigret redescendit pesamment, vit la foule plus calme. Un médecin s’était trouvé parmi les voyageurs. Mais les femmes ne s’inquiétaient guère – les hommes non plus, d’ailleurs ! — de Mortimer, sur qui le docteur était penché.
Tous les regards étaient pour la juive affaissée dans le couloir, les mains jointes par les menottes, la bouche hargneuse, lançant des injures et des menaces aux spectateurs.
Son chapeau avait glissé de sa tête. Les mèches luisantes de ses cheveux pendaient sur son visage.
Un interprète du bureau sortit de l’ascenseur à la vitre brisée en compagnie d’un sergent de ville.
— Faites évacuer, commanda Maigret.
Il entendit derrière son dos une protestation confuse. Il avait l’air, à lui seul, de remplir tout le couloir.
Lourd, têtu, il s’approcha du corps de Mortimer.
— Eh bien ?…
Le médecin était un Allemand qui connaissait mal le français et qui se lança dans une longue explication, en mélangeant les deux langues.
Le bas du visage du milliardaire avait littéralement disparu. Ce n’était qu’une large plaie rouge et noirâtre.
Pourtant la bouche s’ouvrit, une bouche qui n’était plus tout à fait une bouche et d’où un balbutiement s’exhala, avec du sang.
Personne ne comprit, pas plus Maigret que le médecin, professeur à l’Université de Bonn, comme on l’apprit par la suite, ni que les deux ou trois personnes les plus proches.
La pelisse était saupoudrée de cendre de cigare. Une des mains restait large ouverte, doigts écartés.
— Mort ?… questionna le commissaire.
Le docteur lui adressa un signe négatif et tous deux se turent.
La rumeur s’éloignait, dans le couloir. L’agent refoulait pas à pas les curieux qui résistaient.
Les lèvres de Mortimer se rejoignirent, s’écartèrent encore. Le médecin resta quelques secondes immobile.
Puis il prononça en se levant, comme débarrassé d’un grand poids :
— Mort, ja… C’était difficile…
Quelqu’un avait marché sur un pan de la pelisse, qui portait la trace nette d’une semelle.
Dans l’encadrement de la porte ouverte, le sergent de ville, avec ses galons d’argent, se profila, garda un moment le silence.
— Qu’est-ce que je… ?
— Faites sortir tout le monde, sans exception… ordonna Maigret.
— La femme hurle…
— Laissez-la hurler…
Et il alla se camper devant la cheminée, où il n’y avait pas de feu.
XIV
La corporation Ugala
Chaque race a son odeur, que détestent les autres races. Le commissaire Maigret avait ouvert la fenêtre, fumait, sans répit, mais de sourds relents continuaient à l’incommoder.
Etait-ce l’Hôtel du Roi-de-Sicile qui en était imprégné Ou la rue ? On recevait déjà des bouffées de cette odeur-là quand le gérant en calotte noire entrouvrait son guiche. Elle s’épaississait à mesure que l’on montait dans la cage d’escalier.
Dans la chambre d’Anna Gorskine, elle était compacte. Il est vrai qu’il traînait de la mangeaille partout. Les saucissons, d’un vilain rose, étaient mous, criblés d’ail. Il y avait sur un plat des poissons frits nageant dans une sauce aigre.
Des bouts de cigarettes russes. Du thé au fond d’une demi-douzaine de tasses.
Et des draps de lit, du linge, qui semblaient être encore moites, des acidités de chambre à coucher jamais aérée.
C’est dans le matelas, qu’il avait décousu, que Maigre avait déniché ce petit sac de toile grise.
Il s’en était échappé quelques photos et un diplôme.
Une des photos représentait une rue en pente, aux pavés pointus, bordée de vieilles maisons à pignon comme on en voit en Hollande, mais badigeonnées de blanc cru sur lequel se dessinaient, aiguës, les lignes noires des fenêtres, des portes et des corniches.
La maison du premier plan portait une inscription en lettres d’un style rappelant à la fois le gothique et le russe :
6
Rùtsep
Max Johannson
Tailor
Le bâtiment était vaste. Une poutre dépassait du pignon et portait une poulie destinée jadis à emmagasiner le blé dans les greniers. Au rez-de-chaussée, il y avait un perron de six marches, avec rampe de fer.
Sur ce perron, une famille était groupée autour d’un homme d’une quarantaine d’années, petit, grisâtre et terne – le tailleur, à coup sûr – qui prenait un air grave et détaché.
Sa femme, en robe de satin tendue à craquer, était assise sur une chaise sculptée. Elle souriait de bon cœur au photographe, avec pourtant un petit pincement des lèvres, « pour faire distingué ».
Devant eux, enfin, deux enfants qui se tenaient par la main. C’étaient deux garçons de six à huit ans, avec des pantalons descendant à mi-mollet, des bas noirs, des cols marins blancs brodés et des parements aux poignets.
Même âge ! Même taille ! Une ressemblance frappante, entre eux et avec le tailleur.