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Il était impossible, pourtant, de ne pas remarquer la différence qui s’avérait entre leur caractère.

L’un avait une expression décidée, fixait l’appareil d’un air agressif, avec une sorte de défi.

L’autre regardait son frère à la dérobée. Il le regardait avec confiance, avec admiration.

Le nom de l’opérateur se lisait en creux : K. Akel, à Pskov.

La seconde photo était plus grande et plus significative. Elle avait été prise au cours d’un banquet. Trois longues tables en perspective, couvertes d’assiettes et de bouteilles, avec, au fond, contre un mur gris, une panoplie composée de six drapeaux, d’un écusson dont on distinguait mal le détail, de deux épées croisées et d’un cor de chasse.

Les convives étaient des étudiants de dix-sept à vingt ans qui portaient une casquette à visière étroite, à liséré d’argent, dont la coiffe de velours devait être de ce vert livide que les Allemands et leurs voisins du Nord affectionnent.

Les cheveux étaient coupés courts. La plupart des visages avaient les traits très dessinés.

Les uns souriaient sans arrière-pensée, à l’objectif. D’autres tendaient leur chope de bière, d’un curieux modèle, en bois travaillé. Quelques-uns avaient les yeux fermés, par la faute du magnésium.

Au milieu de la table, bien en évidence, se dressait une ardoise sur laquelle il était écrit :

Corporation Ugala

Tartu.

 

Il s’agissait d’une de ces sociétés que les étudiants constituent dans toutes les Universités du monde.

Debout en face de la panoplie, l’un des jeunes gens se distinguait de tous les autres.

D’abord il était nu-tête et son crâne entièrement rasé donnait un relief particulier à sa physionomie.

Alors que la plupart de ses compagnons portaient un costume de ville, il arborait l’habit noir avec un soupçon de gaucherie, car il manquait encore d’épaules. Sur le gilet blanc, un large ruban, comme le grand cordon de la Légion d’honneur.

C’étaient les insignes présidentiels.

Chose curieuse, tandis que la majorité des assistants étaient tournés vers le photographe, les plus timides regardaient d’instinct le jeune chef.

Et celui qui le contemplait avec le plus d’insistance était son sosie, assis près de lui, se démanchant le cou pour ne pas le perdre de vue.

L’étudiant au grand cordon et l’étudiant qui le dévorait du regard étaient sans contredit les deux gamins de la maison de Pskov, les fils du tailleur Johannson.

Le diplôme était en latin, sur parchemin, imitant un document ancien. A grand renfort de formules archaïques, il sacrait un certain Hans Johannson, étudiant en philosophie, compagnon de la Corporation Ugala.

Et, comme signature, on lisait : Le grand maître de la corporation, Pietr Johannson.

Dans la même enveloppe de toile, il y avait un second paquet ficelé, contenant, lui aussi, des photos, et en outre des lettres écrites en russe.

Les photos étaient signées d’un commerçant de Vilna. L’une d’elles représentait une juive d’une cinquantaine d’années, grasse, revêche, emperlée comme une relique d’église.

On retrouvait du premier coup d’œil des traits de famille avec Anna Gorskine. Un autre portrait, d’ailleurs, montrait la jeune fille elle-même, âgée d’environ seize ans, coiffée d’une toque d’hermine.

Quant aux lettres, elles portaient en trois langues la raison sociale :

Ephraim Gorskine

Fourrures en gros

Spécialité de peaux royales de Sibérie

Vilna-Varsovie

 

Maigret n’était pas en mesure de traduire le texte manuscrit. Il remarqua seulement qu’une phrase, que l’on retrouvait dans plusieurs lettres, était vigoureusement soulignée.

Il glissa ces documents dans ses poches, fit, par acquit de conscience, un dernier examen des lieux.

Il y avait trop longtemps que la chambre était habitée par une même personne pour qu’elle n’eût pas perdu son anonymat de chambre d’hôtel.

On pouvait lire dans les moindres objets, dans les taches du papier peint et du linge même, toute l’histoire d’Anna Gorskine.

Des cheveux, on en trouvait partout, épais et gras comme des cheveux d’Asiatique.

Des centaines de bouts de cigarette. Des boîtes de biscuits secs et des morceaux de biscuit par terre. Un pot de gingembre. Une grande boîte de conserve contenant les restes d’une oie confite et portant une marque polonaise. Du caviar.

De la vodka, du whisky, un petit récipient que Maigret renifla et qui contenait un reste d’opium non préparé, en feuilles comprimées.

Une demi-heure plus tard, à la Préfecture, on lui traduisait les lettres et il retenait au vol des phrases comme :

… Les jambes de ta mère enflent de plus en plus…

… Ta mère voudrait savoir si tes chevilles gonflent encore quand tu as beaucoup marché, car elle croit que tu as la même infirmité qu’elle…

… Nous sommes à peu près tranquilles, bien que la question de Vilna ne soit pas réglée. Nous nous trouvons pris entre les Lituaniens et les Polonais… Les uns comme les autres détestent les Israélites…

… Veux-tu te renseigner sur M. Levassor, 65, rue d’Hauteville, qui me fait commande de peaux, mais qui ne donne pas de références bancaires ?…

… Quand tu auras terminé tes études, il faudra que tu te maries et que vous vous mettiez dans le commerce. Ta mère ne sert plus à rien…

… Ta mère ne quitte plus son fauteuil… Son caractère devient impossible… Tu devrais revenir…

… Le fils de Goldstein, qui est arrivé voilà quinze jours, dit que tu n’es pas inscrite à l’Université de Paris. J’ai répondu que c’était faux et…

… Il a fallu faire des ponctions à ta mère qui…

… On t’a vue à Paris en compagnie de gens qui ne te conviennent pas. Je veux savoir ce qui en est…

… On me donne encore de mauvais renseignements sur toi. Dès que le commerce me le permettra, j’irai voir moi-même…

… Si ce n’était ta mère qui ne veut pas rester seule et que le médecin a condamnée, j’irais tout de suite te rechercher.

Je t’ordonne de revenir…

… Je te fais parvenir cinq cents zlotys pour ton train…

… Si tu n’es pas revenue dans un mois, je te maudis…

 

Puis encore les jambes de la mère. Puis le récit fait par un étudiant juif, rentré à Vilna, de la vie de la jeune fille à Paris.

… Si tu ne reviens pas tout de suite, tout est fini entre nous…

 

Enfin une dernière lettre.

… Comment peux-tu vivre depuis un an alors que je ne t’envoie plus d’argent ? Ta mère est très malheureuse. Et c’est moi qu’elle rend responsable de tout ce qui arrive…

 

Le commissaire Maigret ne sourit pas une seule fois. Il déposa les documents dans son tiroir qu’il ferma à clé, rédigea quelques télégrammes et gagna la cour du Dépôt.

Anna Gorskine avait passé la nuit dans la salle commune.

Mais le commissaire avait ordonné de l’enfermer enfin dans une cellule particulière dont il ouvrit d’abord le guichet. Anna Gorskine, assise sur son tabouret, ne tressaillit pas, tourna lentement la tête vers la porte, fixa son interlocuteur en esquissant une moue méprisante.

Il entra, l’observa un bon moment sans mot dire. Il savait que ce n’était pas la peine de ruser, de poser de ces questions détournées qui arrachent parfois un aveu involontaire.