Выбрать главу

Elle avait trop de sang-froid pour se laisser prendre à ces sortes de pièges et l’enquêteur ne pourrait qu’y perdre de son prestige.

Il se contenta de grommeler :

— Tu avoues ?

— Rien !

— Tu nies toujours avoir tué Mortimer ?

— Je nie !

— Tu nies avoir acheté des vêtements gris pour ton complice ?

— Je nie !

— Tu nies les lui avoir envoyés dans sa chambre au Majestic, en même temps qu’une lettre où tu lui annonçais que tu allais tuer Mortimer et où tu lui donnais rendez-vous dehors ?

— Je nie !

— Que faisais-tu au Majestic ?

— Je cherchais la chambre de Mme Goldstein.

— Il n’y a pas de voyageuse de ce nom à l’hôtel.

— Je l’ignorais…

— Et pourquoi t’ai-je trouvée t’enfuyant un revolver à la main ?

— Dans le couloir du premier étage, j’ai vu un homme qui tirait sur un autre, puis qui laissait tomber son arme par terre. Je l’ai ramassée par crainte qu’il s’en servît contre moi. J’ai couru pour avertir les domestiques…

— Tu n’avais jamais vu Mortimer ?

— Non…

— Il est pourtant allé au Roi-de-Sicile.

Mais il y a soixante locataires à l’hôtel.

— Tu ne connais pas Pietr-le-Letton, ni Oppenheim ?

— Non…

— Cela ne tient pas debout !

— Cela m’est égal !

— On retrouvera le vendeur qui t’a livré le complet gris.

— Qu’il vienne !

— J’ai averti ton père à Vilna…

Elle eut un tressaillement, le premier. Mais elle ricana aussitôt :

— Si vous voulez qu’il se dérange, envoyez-lui aussi le prix du voyage, sinon…

Maigret ne s’énervait pas, la regardait avec une curiosité non dénuée d’une certaine sympathie. Car elle avait du cran !

A première vue, sa déposition était sans consistance. Les faits semblaient parler d’eux-mêmes.

Mais c’est précisément dans ce cas que la police, le plus souvent, se trouve impuissante à opposer aux dénégations du prévenu une preuve matérielle.

En l’occurrence, il n’y en avait pas ! Le revolver était inconnu des armuriers de Paris. Donc, rien ne prouvait qu’il appartenait à Anna Gorskine.

Qu’elle fût au Majestic au moment du crime ? On pénètre et on circule dans les grands hôtels comme sur la voie publique. Elle prétendait chercher quelqu’un ? Ce n’était pas impossible à priori.

Personne ne l’avait vu tirer. Il ne restait rien de la lettre brûlée par Pietr-le-Letton.

Des présomptions ? On en pouvait réunir autant qu’on en voulait. Mais le jury ne condamne pas sur des présomptions, lui qui se méfie des preuves les plus formelles, par crainte du fantôme de l’erreur judiciaire toujours agité par la défense.

Maigret joua sa dernière carte.

— On signale le Letton à Fécamp…

Cette fois, il obtint le choc. Anna Gorskine tressaillit.

Mais elle se dit qu’il mentait, reprit son calme, laissa tomber.

— Et après ?

— Une lettre anonyme, qu’on est en train de vérifier, prétend qu’il se cache dans une villa, chez un certain Swaan…

Elle leva vers lui ses yeux sombres, qui étaient graves, presque tragiques.

Maigret, qui regarda machinalement les chevilles d’Anna Gorskine, constata que, comme sa mère le craignait, elle était atteinte d’hydropisie.

Ses cheveux rares, laissant entrevoir le cuir chevelu, étaient en désordre. Sa robe noire était sale.

Enfin, un duvet assez accentué ombrageait sa lèvre supérieure.

Elle était belle quand même, d’une beauté vulgaire, animale. Les prunelles braquées sur le commissaire, la bouche dédaigneuse, le corps un peu recroquevillé, tassé plutôt par l’instinct du danger, elle gronda :

— Si vous savez tout cela, à quoi bon me questionner ?… Un éclair passa dans ses yeux, et elle ajouta avec un rire insultant :

— A moins que vous craigniez de la compromettre, elle !… C’est cela, n’est-ce pas ?… Ha ! Ha… Moi, cela importe peu… Une étrangère… Une fille vivant à la diable dans le ghetto… Mais elle !… Eh bien !…

Elle allait parler, emportée par la passion, Maigret, qui sentait que son attention elle-même risquait de l’effaroucher, prenait un air indifférent, regardait ailleurs.

— Eh bien ! Rien… Vous entendez ?… hurla-t-elle alors. Filez ! Laissez-moi tranquille. Rien, vous dis-je… Rien !

Et elle se jeta par terre, d’un mouvement qu’il était impossible de prévoir, même en connaissant par expérience cette sorte de femmes.

Crise d’hystérie ! Elle était défigurée. Elle tordait ses membres et de grands frissons secouaient son corps.

Belle un instant auparavant, elle devenait hideuse, s’arrachait les cheveux par touffes, sans souci de la douleur.

Maigret ne broncha pas. C’était la centième crise du même genre qu’il voyait. Il alla ramasser la cruche d’eau par terre. Elle était vide.

Il appela un gardien.

— Remplis vite…

Un peu plus tard, il versait l’eau froide à même le visage de la juive qui haletait, entrouvrait avidement les lèvres ; le regardait sans le reconnaître, pour tomber enfin dans un lourd assoupissement.

De temps en temps, un frisson passait encore à fleur de peau.

Maigret rabattit le lit dressé réglementairement contre le mur, arrangea le matelas mince comme une galette, souleva Anna Gorskine avec effort.

Il fit tout cela sans l’ombre d’une rancune, avec une douceur dont on l’eût cru incapable, il rabaissa la robe sur les genoux de la malheureuse, tâta le pouls et, debout à son chevet, la regarda longuement.

Vue ainsi, elle avait le visage fatigué d’une femme de trente-cinq ans. Le front, surtout, était sillonné de rides fines qu’on ne distinguait pas d’habitude.

Les mains, par contre, potelées, aux ongles barbouillés de mauvais vernis, étaient d’un modelé délicat.

Il bourra une pipe, à petits gestes lents de l’index, comme un homme qui ne sait pas trop ce qu’il va faire. Pendant quelques instants, il se promena dans la cellule, dont la porte était restée entrouverte.

Soudain, il se retourna, étonné, doutant de ses sens.

La couverture venait d’être remontée sur le visage d’Anna Gorskine, Celle-ci n’était plus tout entière qu’une masse Informe sous le coton d’un vilain gris.

Et cette masse bougeait, à un rythme saccadé. En tendant l’oreille, on devinait des sanglots étouffés.

Maigret sortit sans bruit, referma la porte, passa devant le gardien puis, après avoir parcouru dix mètres, revint sur ses pas.

— Vous lui ferez apporter ses repas du Restaurant Dauphine ! Prononça-t-il très vite, d’une voix bougonne.

XV

Deux télégrammes

Maigret les lut à voix haute au juge d’instruction Coméliau, qui se montrait ennuyé.

Le premier était une réponse de Mrs Mortimer-Levingston à la dépêche qui lui annonçait l’assassinat de son mari.

Berlin. Hôtel Modern. Malade, forte fièvre, impossible voyager. Stones fera le nécessaire.

 

Maigret eut un sourire amer.

— Vous comprenez ? Voici, par contre, la dépêche de la Wilhelmstrasse. Elle est en Polcod. Je traduis :

Mrs Mortimer arrivée par avion, descendue Hôtel Modern, Berlin, où elle a trouvé dépêche Paris en rentrant du théâtre. S’est alitée et a fait appeler docteur américain Pelgrad. Docteur se retranche derrière secret professionnel. Faut-il imposer visite expert ? Domestique hôtel remarqué aucun symptôme.

 

— Comme vous le voyez, M. Coméliau, cette dame ne tient pas à être questionnée par la police française. Remarquez que je ne prétends pas qu’elle soit la complice de son mari. Au contraire. Je suis persuadé qu’il lui cachait le quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses agissements. Mortimer n’était pas homme à se confier à une femme, surtout à la sienne. Mais tout au moins a-t-elle à son actif un message qu’elle a transmis, certain soir, au Pickwick’s-Bar, à un danseur professionnel que l’Institut médico-légal conserve dans la glace… Peut-être la seule fois que, sous le coup de la nécessité, Mortimer s’est servi d’elle…