— Dites !… Donnez-moi un instant cette photo… Vous savez…
Maigret tira le portrait de Berthe de sa poche. Ce fut la seule erreur qu’il commît dans cette affaire : celle de croire que la jeune femme, à cet instant, dominait les pensées de Hans.
— Non… L’autre…
Celle des deux gamins en col marin brodé !…
Le Letton la regarda comme un halluciné. Le commissaire la voyait à l’envers, mais il percevait l’admiration du plus blond des gamins pour son frère.
— Ils ont emporté mon revolver avec mon costume ! dit soudain Hans d’une voix neutre, sans accent, en regardant autour de lui.
Maigret était pourpre. Il désigna gauchement le lit, où le sien était posé.
Alors le Letton lâcha la cheminée. Il ne chancela plus. Il devait faire appel à toute son énergie.
Il passa à moins d’un mètre du commissaire. Ils étaient en robe de chambre, tous les deux. Ils avaient partagé les bouteilles de rhum.
On voyait encore les deux chaises face à face, chacune d’un côté du réchaud à charbon de bois.
Leurs regards se croisèrent. Maigret n’avait pas le courage de détourner la tête. Il s’attendait à un temps d’arrêt.
Mais Hans passa tout raide, s’assit au bord du lit dont les ressorts grincèrent.
Il restait un peu d’alcool dans la seconde bouteille. Le commissaire la saisit. Le goulot cliqueta sur le verre.
Il but lentement. Ne faisait-il pas plutôt semblant de boire ? Sa respiration était suspendue.
Enfin une détonation. Il avala d’un trait le contenu du verre.
Cela se traduisit, en langage administratif, par :
Le … novembre 19…, à dix heures de relevée, le nommé Flans Johannson, né à Pskov, Russie, sujet estonien, sans profession, domicilié à Paris, rue du Roi-de-Sicile, après s’être reconnu coupable du meurtre de son frère Pietr Johannson, commis dans le train dit « Etoile-du-Nord », le … novembre de la même année, s’est suicidé d’une balle dans la bouche peu après son arrestation, à Fécamp, par le commissaire Maigret, de la première Brigade mobile.
Le projectile, de calibre 6 mm, traversant la voûte palatine, s’est logé dans le cerveau. La mort a été instantanée.
Le corps a été dirigé à toutes fins utiles sur l’Institut médico-légal qui en a délivré décharge.
XIX
Le blessé
Les infirmiers partirent, non sans que Mme Maigret les eût régalés d’un verre de prunelle qu’elle préparait elle-même lorsque, l’été, elle passait les vacances dans le village d’Alsace dont elle était originaire.
La porte refermée et tandis que les pas s’éteignaient dans l’escalier, elle pénétra dans la chambre à coucher, tapissée de papier à bouquets de roses.
Maigret, un peu las, un cerne mince autour des yeux, était étendu dans le grand lit que dominait un édredon de soie rouge.
— Ils t’ont fait mal ? Questionna sa femme, tout en mettant de l’ordre dans la pièce.
— Pas trop…
— Tu peux manger ?
— Un peu…
— Dire que tu as été opéré par le même chirurgien que les rois, que des gens comme Clemenceau, comme Courteline…
Elle ouvrit la fenêtre pour secouer une carpette où un infirmier avait laissé des traces de pas. Puis elle passa dans la cuisine, changea une casserole de place, retira le couvercle pour le poser en travers.
— Dis donc, Maigret… fit-elle en revenant.
— Quoi ? Questionna-t-il.
— Tu crois à cette histoire de crime passionnel, toi ?
— De qui parles-tu ?
— De la juive, Anna Gorskine, qui passe ce matin aux Assises. Une femme de la rue du Roi-de-Sicile, qui prétend qu’elle aimait Mortimer et qu’elle l’a tué par jalousie…
— Ah ! C’est aujourd’hui ?
— Cela ne tient pas debout…
— Bah ! La vie est si compliquée, vois-tu… Tu devrais remonter mon oreiller…
— Elle ne sera pas acquittée ?
— On en acquitte bien d’autres !
— C’est justement ce que je dis… Est-ce qu’elle n’était pas mêlée à ton affaire ?
— Vaguement… soupira-t-il.
Mme Maigret haussa les épaules.
— C’est vraiment la peine d’être la femme d’un officier de la police judiciaire !
Mais elle disait cela en souriant.
— Quand il se passe quelque chose, ajouta-t-elle, c’est par la concierge que je suis au courant… Elle a un neveu journaliste, elle !…
Maigret sourit aussi.
Avant son opération, il était allé voir deux fois Anna à Saint-Lazare.
La première fois, elle l’avait griffé au visage.
La seconde, elle lui avait donné des indications permettant d’arrêter, le lendemain, Pepito Moretto, l’assassin de Torrence et de José Latourie, dans un meublé de Bagnolet.
Des jours et des jours sans nouvelles ! De temps en temps, un coup de téléphone à peine rassurant, du diable vauvert, puis un beau matin, Maigret s’amenant comme un homme qui n’en peut plus, se laissant tomber dans le fauteuil et bégayant :
— Va me chercher le docteur…
Elle trottait à travers l’appartement, contente, feignant de bougonner pour la forme, remuait le frichti crépitant dans sa casserole, agitait des seaux d’eau, ouvrait et refermait les fenêtres, s’informait de temps en temps :
— Une pipe ?…
La dernière fois, il n’y eut pas de réponse.
Maigret dormait, la moitié du corps écrasée par l’édredon rouge, la tête enfoncée dans le gros oreiller de plumes, tandis que voletaient autour de son visage au repos tous ces bruits familiers.
Au Palais de justice, Anna Gorskine défendait sa tête.
A la Santé, dans une cellule de la grande surveillance, Pepito Moretto savait quel sort était réservé à la sienne, et tournait en rond dans sa cellule, sous le regard morne du gardien, dont le visage était quadrillé par la grille du guichet.
A Pskov, une vieille femme au bonnet national rabattu sur les joues devait se diriger vers l’église, dans son traîneau qui glissait sur la neige et dont le cocher ivre fouettait le poney articulé comme un jouet.
Delfzijl (Hollande), à bord de l’Ostrogoth, septembre 1929.