Mrs Mortimer sortit la première de l’ascenseur. Elle avait changé de toilette. Elle se drapait, épaules nues, dans une cape de lamé doublée d’hermine.
Elle parut étonnée de ne pas trouver quelqu’un, commença par circuler, en frappant le sol en cadence de ses hauts talons dorés.
Soudain, elle s’arrêta devant le bureau d’acajou où se tenaient employés et interprètes, leur dit quelques mots.
Un des employés pressa un bouton rouge, décrocha un récepteur téléphonique.
Il s’étonna, appela un chasseur qui se précipita vers l’ascenseur.
Mrs Levingston s’inquiétait visiblement. A travers la porte vitrée, on pouvait distinguer, au bord du trottoir, les lignes souples d’une limousine de marque américaine.
Le chasseur reparut, parla à l’employé. Celui-ci, à son tour, adressa la parole à Mrs Mortimer. Elle protesta. Elle devait dire :
— C’est impossible !…
Alors Maigret s’engagea dans l’escalier, s’arrêta devant le 17, frappa à la porte. Comme il s’y attendait après le manège auquel il venait d’assister, il ne reçut pas de réponse.
Il ouvrit, vit le salon vide. Dans la chambre, le smoking de Pietr-le-Letton était jeté négligemment sur le lit. Une malle-armoire était ouverte. Les souliers vernis traînaient sur le tapis, loin l’un de l’autre.
Le gérant arrivait, grommelait :
— Déjà ici, vous ?
— Alors ?… Disparu, hein !… Levingston aussi… ! C’est cela ?
— C’est-à-dire qu’il ne faut rien dramatiser. Ils ne sont dans leur chambre ni l’un ni l’autre, mais sans doute allons-nous les trouver dans quelque coin de l’hôtel.
— Combien de sorties ?
— Trois… Celle des Champs-Elysées… Celle des Arcades et enfin la porte de service, rue de Ponthieu…
— Il y a un gardien ? Appelez-le…
Le téléphone fonctionna. Le gérant était rageur. Il s’emporta sur un standardiste qui ne le comprenait pas. Le regard qu’il gardait rivé à Maigret était sans bienveillance.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Questionna-t-il en attendant l’arrivée du gardien de la porte de service, qui était en fonction dans une petite loge vitrée.
— Rien, ou presque rien, comme vous dites…
— J’espère qu’il ne s’agit pas d’un… d’un…
Le mot crime, cauchemar de tous les hôteliers du monde, depuis les humbles tenanciers de meublés jusqu’aux gérants de palaces, était trop gros pour sa gorge.
— Nous allons le savoir.
Mrs Mortimer-Levingston apparaissait, questionnait :
— Eh bien ?…
Le gérant s’inclina, balbutia quelque chose. Au bout du couloir apparut la silhouette d’un petit vieux à la barbe sale, aux vêtements mal coupés, qui jurait avec le cadre de l’hôtel.
Bien entendu, il était fait pour rester dans les coulisses, sinon, il eût eu, lui aussi, un bel uniforme, et on l’eût rasé chaque matin.
— Vous avez vu sortir quelqu’un ?
— Quand ?
— Voilà quelques minutes…
— Quelqu’un des cuisines, je crois… Je n’ai pas fait attention… Un homme en casquette…
— Petit, blond ? Intervint Maigret.
— Oui… Je pense… Je n’ai pas regardé… Il marchait vite…
— Personne d’autre ?
— Je ne sais pas… Je suis allé jusqu’au coin de la rue pour acheter, l’Intran…
Mrs Mortimer-Levingston perdait son sang-froid.
— Alors ?… C’est ainsi que vous cherchez ?… prononça-t-elle en s’adressant à Maigret. On vient de me dire que vous êtes de la police… Mon mari a peut-être été tué… Qu’est-ce que vous attendez ?
Ce regard qui pesa sur elle, c’était tout Maigret. Un calme ! Une indifférence ! Comme s’il n’eût entendu que le bourdonnement d’une mouche ! Comme s’il n’y eût eu devant lui qu’un objet banal.
Elle n’était pas habituée à être regardée de la sorte.
Elle se mordit les lèvres, devint pourpre sous son fond de teint, frappa le sol du pied avec impatience.
Il la fixait toujours.
Alors, poussée à bout, ou peut-être ne sachant que faire d’autre, elle piqua une crise de nerfs.
III
La mèche de cheveux
Il était près de minuit quand Maigret arriva au quai des Orfèvres. La tempête battait son plein. Les arbres du quai étaient violemment secoués et des petites vagues clapotaient autour du bateau-lavoir.
Les locaux de la PJ étaient à peu près déserts. Jean n’en était pas moins à sa place, dans l’antichambre commandant les couloirs bordés d’une multitude de bureaux vides.
Du corps de garde arrivaient des éclats de voix. Puis, de loin en loin, sous une porte, un filet de lumière : un commissaire ou un inspecteur qui poursuivait quelque enquête. Dans la cour, une des autos de la Préfecture pétaradait.
— Torrence est rentré ? S’informa Maigret.
— Il rentre à l’instant.
— Mon feu ?
— J’ai dû entrouvrir la fenêtre, tant il faisait chaud chez vous. L’eau suintait des murs !
— Commande-moi des demis et des sandwiches. Pas de pain mie, hein !
Il poussa une porte, appela :
— Torrence !…
Et le brigadier Torrence le suivit dans son bureau. Avant de quitter la Gare du Nord, Maigret lui avait téléphoné de continuer l’enquête de ce côté.
Le commissaire avait quarante-cinq ans. Torrence n’en avait que trente. Mais il y avait déjà en lui quelque chose de massif qui en faisait une reproduction à peine réduite de Maigret.
Ils avaient mené ensemble maintes enquêtes sans prononcer une parole inutile.
Le commissaire retira son manteau, son veston, donna du mou à sa cravate. Le dos au feu, il laissa un bon moment la chaleur le pénétrer avant de questionner :
— Alors ?
— Le Parquet s’est réuni d’urgence. L’Identité judiciaire a pris des photos, mais n’a pu relever d’empreintes digitales. Sauf celles de la victime, bien entendu ! Elles ne correspondent à aucune fiche dactyloscopique.
— Si je me souviens bien, le service ne possède pas la fiche du Letton ?
— Rien que son portrait parlé. Pas d’empreintes, ni de mensurations.
— Donc, rien ne prouve que ce n’est pas Pietr qui est mort.
— Mais rien ne prouve que c’est lui !
Maigret avait saisi sa pipe et une blague à tabac qui ne contenait plus qu’un peu de poussière brune. D’un geste automatique, Torrence lui tendit un paquet de gris entamé.
Il y eut un silence. Le tabac grésilla. Puis on perçut des bruits de pas et de verres entrechoqués derrière la porte que Torrence ouvrit.
Le garçon de la Brasserie Dauphine entra, posa sur la table un plateau supportant six demis et quatre sandwiches obèses.
— Ce sera assez ? s’assura-t-il en constatant que Maigret n’était pas seul.
— Ça ira.
Sans cesser de fumer, le commissaire se mit à manger et à boire, non sans avoir poussé un demi vers le brigadier.
— Alors ?
— J’ai questionné tout le personnel du train. Il est prouvé qu’un homme a voyagé sans billet. Le mort ou l’assassin ! On suppose qu’il est monté à Bruxelles, à contre-voie. On se cache plus facilement dans un wagon pullman que dans un autre, grâce au grand espace réservé aux bagages dans chaque voiture. Le Letton a pris le thé entre Bruxelles et la frontière en feuilletant un paquet de journaux anglais et français, parmi lesquels plusieurs feuilles financières. Entre Maubeuge et Saint-Quentin, il s’est dirigé vers le lavabo. Le maître d’hôtel s’en souvient parce que, en passant près de lui, il lui a dit : « Vous me servirez un whisky. »
— Et il a repris sa place un peu plus tard ?
— Un quart d’heure après, il était attablé devant son whisky Mais le maître d’hôtel ne l’a pas vu revenir.