— Personne n’a tenté ensuite d’aller au lavabo ?
— Pardon ! Une voyageuse en a secoué la porte. La serrure n’a pas fonctionné. C’est en arrivant à Paris qu’un employé est parvenu à la forcer et a découvert que le mécanisme avait été enrayé avec de la limaille.
— Personne jusque-là n’avait vu le second Pietr ?
— Personne ! Sinon il aurait attiré l’attention, car il portait des vêtements râpés comme on n’en voit guère dans les trains de luxe.
— La balle ?
— Tirée à bout portant. Revolver automatique six millimètres. Le coup a provoqué une telle brûlure que le médecin prétend qu’elle aurait suffi à donner la mort.
— Pas de traces de lutte ?
— Pas la moindre ! Les poches vides.
— Je sais…
— Pardon ! J’ai néanmoins trouvé ceci, dans une petite poche intérieure du gilet fermée par un bouton.
Et Torrence prit dans son portefeuille une pochette de papier de soie où l’on distinguait en transparence une mèche de cheveux bruns.
— Donnez…
Maigret ne cessait pas de manger, ni de boire.
— Des cheveux de femme, d’enfant ?
— De femme, prétend le médecin légiste. Je lui en ai laissé quelques-uns, qu’il m’a promis d’étudier à fond.
— L’autopsie ?
— A dix heures, tout était fini. Age probable : trente-deux ans. Taille : 1m. 68.
» Aucune tare héréditaire. Un rein, pourtant, assez mal en point, laisserait supposer que l’homme était alcoolique. L’estomac contenait encore du thé et des aliments à peu près digérés, qu’il a été impossible d’analyser sur-le-champ. On y travaillera demain. Les recherches terminées, le corps, déposé à l’Institut médico-légal, sera conservé dans la glace.
Maigret s’essuya les lèvres, alla prendre sa place favorite devant le poêle, tendit une main où Torrence plaça, comme par réflexe, son paquet de tabac.
— De mon côté, dit alors le commissaire, j’ai vu Pietr, ou celui qui a pris sa place, s’installer au Majestic, dîner en compagnie des Mortimer-Levingston, avec qui il semblait avoir rendez-vous.
— Les milliardaires ?
— Oui ! Après le repas, Pietr a regagné son appartement. J’ai prévenu l’Américain. Mortimer est monté à son tour. Ils avaient sans doute projeté de sortir tous les trois, car Mrs Mortimer est descendue l’instant d’après, harnachée pour la soirée. Dix minutes plus tard, on constatait que les deux hommes avaient disparu.
» Le Letton a troqué son smoking contre des vêtements moins voyants. Il s’est coiffé d’une casquette, et le portier a pu le prendre pour un domestique des cuisines.
» Levingston, lui, est parti tel qu’il était, en tenue de soirée.
Torrence ne dit rien. Et, pendant le long silence qui suivit, on entendit nettement les bruits de l’ouragan qui faisait frémir les vitres et le ronflement du poêle.
— Bagages ? Questionna enfin Torrence.
— C’est fait. Rien ! Des vêtements. Du linge… Tout l’attirail d’un voyageur de grand luxe. Mais pas un papier. La Mortimer jure que son mari a été assassiné.
Une cloche sonna quelque part. Maigret ouvrit le tiroir de son bureau où, l’après-midi, il avait poussé les télégrammes concernant Pietr-le-Letton.
Puis il regarda la carte. Son doigt dessina une ligne Cracovie-Brême-Amsterdam-Bruxelles-Paris.
Aux environs de Saint-Quentin, un temps d’arrêt : un mort. A Paris, arrêt brusque de la ligne. Deux hommes disparaissent, en pleins Champs-Elysées.
Il ne reste que des bagages dans un appartement et Mrs Mortimer-Levingston, aussi vide de pensées que la malle-armoire du Letton au milieu de sa chambre.
La pipe de Maigret émettait un gargouillis si énervant que le commissaire prit une botte de plumes de poulet dans un autre tiroir, nettoya le tuyau, ouvrit le poêle, où il lança les plumes sales.
Quatre demis étaient vides, les verres voilés de mousse grasse. Un homme sortait d’un des bureaux voisins, refermait sa porte à clé et s’en allait le long du couloir.
— Un qui a fini ! remarqua Torrence. C’est Lucas. Il a arrêté ce soir deux trafiquants de drogue, grâce à un fils à papa qui a mangé le morceau.
Maigret tisonnait, se redressait, le visage rouge. Machinalement, il saisit la pochette de soie dont il retira les cheveux, les fit jouer à la lumière. Puis il se planta à nouveau devant la carte, où la ligne invisible figurant le voyage du Letton était nettement une courbe, presque un demi-cercle.
Pourquoi, de Cracovie, remonter jusqu’à Brême, avant de redescendre à Paris ?
Il avait toujours la pochette de papier de soie à la main. Il murmura :
— Elle a contenu un portrait.
C’était, en effet, une de ces pochettes dont se servent les photographes pour envelopper les épreuves à livrer au client.
Mais elle était d’un format qui n’a plus cours que dans les campagnes et dans les petites villes de province, et qu’on appelait jadis format album.
La photo qui avait été contenue par cette pochette devait être un de ces cartons grands comme la moitié d’une carte postale, où l’image est reproduite sur une mince feuille de papier ivoire et glacé.
— Il y a encore quelqu’un au laboratoire ? S’informa soudain le commissaire.
— Je suppose ! Ils doivent travailler sur l’affaire du train, développer leurs clichés.
Il ne restait qu’un verre plein sur la table. Maigret le vida d’un trait, endossa son veston.
— Vous m’accompagnez ?… Ces portraits-là portent d’habitude le nom et l’adresse du photographe imprimés en creux ou en relief…
Torrence comprit. Ils s’engagèrent dans un réseau compliqué de corridors et d’escaliers, déambulèrent dans les combles du Palais de Justice, où ils atteignirent le laboratoire de l’Identité judiciaire.
Un spécialiste saisit le papier, le palpa, sembla même le renifler. Puis il s’installa sous un fort projecteur, roula vers lui un appareil apocalyptique monté sur un chariot.
Le principe est simple : une feuille de papier blanc mise pendant un certain temps en contact avec une feuille imprimée ou couverte d’écriture à l’encre finit par s’imprégner des caractères qui figurent sur la seconde feuille.
Le résultat est invisible à l’œil nu. Mais la photographie révèle cette imprégnation.
Du moment qu’il y avait un poêle dans le laboratoire, Maigret devait forcément y échouer. Il resta campé là pendant près d’une heure, à fumer des pipes, tandis que Torrence suivait le photographe dans ses allées et venues. Enfin la porte d’une chambre noire s’entrouvrit. Une voix annonça :
— Ça y est !
— Eh bien ?
— Le portrait était signé : Léon Moutet, photographe d’art, quai des Belges, Fécamp.
Il fallait un flair de professionnel pour lire sur la plaque à peine impressionnée où Torrence, par exemple, ne distinguait que des ombres indistinctes.
— Vous voulez voir les photos du cadavre ? Questionna le spécialiste avec bonne humeur. Elles sont magnifiques ! Et pourtant, dans ce lavabo de wagon, on n’avait pas trop de place ! Croiriez-vous qu’on a dû suspendre l’appareil au plafond…
— Vous êtes relié à la ville ? fit Maigret en désignant l’appareil téléphonique.
— Oui… Après neuf heures, la standardiste n’est pas là… Alors on me branche…
Le commissaire appela le Majestic, eut un des interprètes au bout du fil.
— M. Mortimer-Levingston est rentré ?
— Je vais m’informer, monsieur. A qui ai-je l’honneur ?
— Police !
— Il n’est pas rentré.
— M. Oswald Oppenheim, non plus ?
— Pas davantage…
— Que fait Mrs Mortimer ?
Silence.
— Je vous demande ce que fait Mrs Mortimer.