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Il vit la domestique monter les marches, disparaître dans la maison. Puis un rideau bougea à une fenêtre. Un peu plus tard, la fille revenait.

— Monsieur ne reviendra pas avant plusieurs semaines. Il est à Brême…

— Dans ce cas, je désirerais parler à Mme Swaan… Elle hésita à nouveau, finit par ouvrir la grille.

— Madame n’est pas habillée. Il faudra que vous attendiez…

Tout dégouttant d’eau, il fut introduit dans un salon propret, aux fenêtres tendues de rideaux blancs, au parquet encaustiqué.

Les meubles, qui étaient neufs, étaient ceux-là même que l’on rencontre dans tout intérieur de petit-bourgeois. Ils étaient de bonne qualité, d’un style qu’en 1900 on appelait moderne.

Du chêne clair. Des fleurs dans un vase de grès « artistique » au milieu de la table. Les napperons de broderie anglaise.

Sur un guéridon, par contre, un magnifique samovar d’argent ciselé qui valait à lui seul davantage que tout le reste de l’ameublement.

Il y avait du bruit quelque part, au premier étage. Ailleurs, derrière un des murs du rez-de-chaussée, un bébé pleurait et une autre voix murmurait quelque chose sur un mode assourdi et monotone, comme pour le consoler.

Enfin des pas feutrés, un glissement dans le corridor. La porte s’ouvrit. Et le commissaire Maigret se trouva en présence d’une jeune femme qui s’était habillée en hâte pour le recevoir.

Elle était de taille moyenne, plutôt boulotte que maigre, et elle avait un joli visage grave où se lisait à cet instant une vague inquiétude.

Elle sourit néanmoins, prononça :

— Vous ne vous êtes donc pas assis ?

Du pardessus de Maigret, de son pantalon, de ses chaussures, des filets d’eau coulaient sur le plancher ciré, formaient de petites mares.

Il ne pouvait s’asseoir ainsi dans les fauteuils de velours vert tendre du salon.

— Mme Swaan, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur…

Elle le regarda d’un air interrogateur.

— Excusez-moi de vous déranger… Il s’agit d’une simple formalité… Je fais partie de la police de contrôle des étrangers… Nous nous livrons en ce moment à un recensement…

Elle ne dit rien. Elle ne paraissait ni plus inquiète, ni rassurée.

— Je crois que M. Swaan est Suédois, n’est-il pas vrai ?

— Pardon… Norvégien… Mais, pour un Français, c’est la même chose… Moi-même, au début…

— Il est officier de marine ?

— Il navigue en qualité de second officier à bord du Seeteufel, de Brême…

— C’est cela… Il travaille donc pour une société allemande.

Elle devint plus rose.

— L’armateur est Allemand, oui… Du moins sur le papier…

— C’est-à-dire ?…

— Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous le cacher… Vous savez sans doute que, depuis la guerre, il y a une crise de la marine marchande… Ici même on vous citera des capitaines au long cours qui sont obligés, faute d’engagement, de s’embarquer comme second ou comme troisième officier… D’autres font la pêche à Terre-Neuve et dans la mer du Nord.

Elle parlait avec une certaine précipitation, mais d’une voix douce, égale.

— Mon mari n’a pas voulu signer un contrat pour le Pacifique, où il y a davantage à faire, car il n’aurait pu revenir en Europe que tous les deux ans… Des Américains, peu après notre mariage, armaient le Seeteufel sous le nom d’un armateur allemand… Et, précisément, si Olaf est venu à Fécamp, c’était pour s’assurer qu’il n’y avait pas ici d’autres goélettes à vendre…

» Vous comprenez, maintenant… Il s’agissait de faire la contrebande de l’alcool aux Etats-Unis…

» De grosses sociétés se sont fondées, avec des capitaux américains… Elles ont leur siège en France, en Hollande ou en Allemagne…

» C’est pour une de ces sociétés que mon mari travaille en réalité. Le Seeteufel fait ce qu’ils appellent l’« Avenue du Rhum ».

» Il n’a donc rien à voir avec l’Allemagne…

— Il est en mer en ce moment ? Questionna Maigret, sans quitter des yeux le joli visage qui avait quelque chose de franc, et même parfois d’émouvant.

— Je ne pense pas. Vous devez comprendre que les voyages ne sont pas aussi réguliers que ceux des paquebots. Mais j’essaie toujours de calculer à peu près la position du Seeteufel. A l’heure qu’il est, il doit être à Brême, ou bien près d’y arriver…

— Vous êtes déjà allée en Norvège ?

— Jamais ! Je n’ai pour ainsi dire pas quitté la Normandie. A peine deux ou trois fois, pour de courts séjours à Paris.

— Avec votre mari ?

— Oui… Entre autres notre voyage de noces.

— Il est blond, n’est-ce pas ?

— Oui… Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Avec une petite moustache claire, coupée au ras des lèvres ?

— Oui… Je puis d’ailleurs vous montrer son portrait. Elle ouvrit une porte et sortit. Maigret l’entendit circuler dans la chambre voisine.

Elle fut plus longtemps absente qu’il n’était logique. Et, dans la villa, il y eut des bruits de portes ouvertes et fermées, d’allées et venues peu explicables.

Enfin elle reparut, un peu troublée, hésitante.

— Excusez-moi… dit-elle. Je ne parviens pas à mettre la main sur ce portrait… Avec des enfants, une maison est toujours en désordre…

— Une question encore… A combien de personnes avez-vous donné cette photographie de vous ?

Il montra l’épreuve que le photographe lui avait remise. Mme Swaan, cramoisie, bégaya :

— Je ne comprends pas…

— Votre mari en a sans doute un exemplaire ?…

— Oui… Nous étions fiancés quand…

— Aucun autre homme ne possède cette photo ?

Elle était sur le point de pleurer. Ses lèvres avaient un frémissement qui trahissait son désarroi.

— Aucun…

— Je vous remercie, madame…

Comme il sortait, une petite fille se glissa dans l’antichambre. Maigret n’eut pas besoin de détailler ses traits. C’était le vivant portrait de Pietr-le-Letton !

— Olga !… gronda la maman, en poussant l’enfant vers une porte entrouverte.

Le commissaire était à nouveau dehors, dans la pluie, dans la bourrasque.

— Au revoir, madame…

Il la vit un instant encore dans l’entrebâillement de l’huis, et il eut la sensation de laisser désemparée cette femme qu’il avait surprise chez elle, dans la tiédeur de la villa.

Et il y avait d’autres traces, subtiles, indéfinissables, mais à base d’angoisse, dans les yeux de la jeune maman qui refermait la porte.

V

Le Russe ivre

Ce sont des choses dont on ne se vante pas, qui feraient sourire si on en parlait et qui, pourtant, demandent une certaine qualité d’héroïsme.

Maigret n’avait pas dormi. De cinq heures et demie à huit heures, il avait été secoué dans des compartiments pleins de courants d’air.

Dès La Bréauté, il était détrempé. Maintenant, ses chaussures crachotaient de l’eau sale à chaque pas, son chapeau melon était informe, son pardessus et son veston transpercés.

Le vent lui plaquait la pluie sur le corps comme des gifles. La ruelle était déserte. Un simple sentier en pente, entre des murs de jardins. Au milieu dévalait un torrent.

Il resta un bon moment immobile. Sa pipe elle-même, dans sa poche, était mouillée. Aucun moyen de se cacher à proximité de la villa. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se blottir tant bien que mal contre un mur et attendre.

Si des gens passaient, ils le verraient, se retourneraient. Il devrait peut-être rester là des heures et des heures. Il n’y avait aucune preuve formelle qu’il y eût un homme dans la maison. Et, s’il y en avait un, éprouverait-il le besoin de sortir ?