Un Africain de haute taille l’attendait debout, jouant avec sa carte de visite. Noir comme de l’anthracite, un peu boudiné dans une chemise rose qui détaillait son embonpoint, le front dégarni, les cheveux très courts et des yeux de saurien en amande, presque inexpressifs sous les lourdes paupières. Il adressa un sourire à « Wild Harry ».
— Je croyais que vous étiez à la retraite.
L’Américain s’assit et lui rendit son sourire.
— J’étais. Puis on m’a rappelé, à cause de ce qui se passe au nord.
— Je vois. Vous avez de l’argent à transférer ? Je vous ferai un prix intéressant.
« Wild Harry » alla droit au but.
— Nope. J’ai besoin d’une information. Que vous pouvez sûrement me donner.
L’ex-colonel Makuka secoua son poignet où scintillait un énorme chronographe Breitling en or plus que massif.
— Oh, j’ai décroché ! affirma-t-il. Maintenant, je ne pense qu’au business.
« Wild Harry » ne se laissa pas intimider.
— Un de nos agents a été kidnappé hier soir, commença-t-il et je suis chargé de le retrouver ; vous pouvez m’aider...
Il lui raconta ce qui s’était passé au Safari Park, concluant :
— Je dois savoir qui loue ce bungalow. Très vite.
Officiellement, on y arrivera, mais cela prendra du temps. Trop de temps. Alors, j’ai pensé à vous.
John Makuka ferma presque les yeux.
— Les gens vous oublient vite, fit-il. Je vais essayer de me renseigner mais je ne vous garantis rien.
Il se retourna, prit une carte sur son bureau et la tendit à « Wild Harry ».
— Rappelez-moi dans deux ou trois jours.
L’Américain regarda la carte, la mit dans sa poche, fixa les yeux de saurien et dit d’une voix égale.
— Ce n’est pas avec vos économies que vous avez monté cette affaire.
John Makuka fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
— Il y a quelques années, vous avez aidé l’Agence à s’emparer d’Abdullah Ocalan, le leader indépendantiste kurde, répondit « Wild Harry ». Moyennant cinq millions de dollars en billets qui avaient été dérobés aux amis d’Ocalan. Je pense que cela vous a beaucoup aidé à vous mettre à votre compte. Évidemment, peu de gens sont au courant, y compris dans votre ancienne maison. Et surtout, les Kurdes ne sont pas au courant. Or, les Kurdes sont des gens vindicatifs... Imaginez qu’ils découvrent votre rôle dans cette affaire... Un jour, un « client » entrera dans ce bureau de change, viendra jusqu’à ce bureau et vous rafalera.
Il fit une courte pause et continua.
— J’ai besoin du nom de cette personne aujourd’hui. Je serai là à cinq heures.
Il se leva et sortit du bureau sans même serrer la main de John Makuka et gagna la sortie. Plutôt optimiste. L’ex-colonel du NSI savait jauger les gens : il avait bien vu que « Wild Harry » ne plaisantait pas.
Ce dernier claudiqua jusqu’au Hilton le long duquel il avait garé son vieux 4x4. Essayant de ne pas penser au temps qui s’écoulait.
Malko ne put s’empêcher de sursauter en entendant la porte du local où il était détenu s’ouvrir pour la seconde fois. À vue de nez, deux heures s’étaient écoulées depuis l’annonce de son transfert en Somalie. Cette fois, on ne lui ôta pas sa cagoule. Quelqu’un le prit sous les aisselles pour le mettre debout, puis d’autres mains lui saisirent les chevilles, le faisant décoller du sol. En sentant un tissu glisser le long de ses jambes, il comprit ce qui se passait : on le mettait dans un sac !
Il en eut la confirmation lorsqu’on lui arracha sa cagoule. Il eut le temps de voir un sac de jute remonté à hauteur de sa poitrine.
Trois hommes s’affairaient autour de lui. L’un d’eux lui appliqua une large bande de scotch marron sur la bouche afin de l’empêcher de parler ou de crier. Et ensuite, on lui remit sa cagoule. Il sentit qu’on remontait le sac jusqu’au-dessus de sa tête.
Ensuite, quelqu’un le chargea sur son épaule. En franchissant la porte, sa tête cogna violemment contre le montant et il eut un éblouissement.
En haut de l’escalier, il sentit de l’air tiède, puis on le bascula sur le plancher métallique d’un véhicule.
Il était en route pour la Somalie.
Hadj Aidid Ziwani était en train de profiter de la prestation d’une des jeunes putes attachées au Panari, lorsqu’un de ses portables sonna. Celui qui lui servait à communiquer avec ses amis somaliens. Depuis le matin, il priait pour qu’ils aient changé d’avis et il s’était offert cette petite distraction pour se changer les idées.
Sans interrompre la fille, il répondit.
La voix froide d’Hassan Timir lui envoya de la glace dans les veines.
— Je suis en bas, annonça le Somalien. Je peux monter ?
— Dans cinq minutes.
Hadj Aidid Ziwani dut se concentrer pour que la jeune prostituée arrive à ses fins. À peine se fut-il répandu dans sa bouche, qu’il courut prendre une douche tandis que son secrétaire donnait 200 shillings à sa fellatrice. Au onzième étage, les tarifs étaient plus élevés. Il était parfaitement convenable, en djellaba blanche, lorsque Hassan Timir s’inclina devant lui.
— Tout est prêt, Bwana, annonça-t-il.
— Quoi ?
— L’otage se trouve dans un fourgon garé dans le parking de l’hôtel. Dès que vous partirez, on vous suivra et on le chargera avec vos bagages sur votre hélicoptère.
Hadj Aidid Zawani demeura silencieux, cherchant une échappatoire... Hélas, il n’y en avait pas.
— Je dois demander un créneau de décollage, précisa-t-il. Je ne sais pas quand je vais l’avoir.
— Hakuna matata, nous ne sommes pas pressés.
— Et après ?
— Quand vous serez chez vous, à Nyali, on viendra le chercher pour l’emmener directement sur le « dhow » qui partira pour Mogadiscio. Dans le vieux port, il n’y a aucun contrôle.
— Bien, se résigna le milliardaire. J’appelle la tour de contrôle.
Il appela son pilote et lui expliqua qu’il devait repartir d’urgence à Mombasa. Dix minutes plus tard, le pilote le rappelait.
— Nous avons un créneau de décollage dans une heure, Bwana. Il faut partir tout de suite. Après, cela nous ramène à demain matin, à cause de la nuit... Hadj Aidid répercuta la nouvelle à Hassan Timir.
Le Somalien approuva de la tête. C’était le timing idéal. Ils arriveraient juste avant la nuit dans la propriété du milliardaire. L’otage pourrait être embarqué le soir même sur le « dhow » qui appareillerait aussitôt pour la Somalie.
— C’est bizarre que ces enfoirés n’aient pas donné signe de vie, remarqua « Wild Harry ».
— Ils doivent être en train de le transporter dans un endroit sûr, répondit Mark Roll. Ensuite, ils vont se manifester.
Les deux hommes faisaient le point dans le bureau du chef de station de la CIA. De plus en plus inquiets. Le silence des ravisseurs pouvait signifier que Malko avait été exécuté ou tué accidentellement.
— Je n’aime pas cela, dit sombrement « Wild Harry ». O.K., je vais voir John Makuka.
Cette fois, la caissière, dès qu’elle vit « Wild Harry » pénétrer dans le bureau de change, disparut dans le couloir pour réapparaître quelques instants plus tard, tout sourires, et faire signe à « Wild Harry » de la suivre.