Hashi Farah n’arrivait pas à détacher les yeux du château arrière, se demandant comment les deux petites barques allaient pouvoir attaquer un tel mastodonte. Afin de s’écarter du remous des hélices, elles bifurquèrent pour se placer parallèlement au vracquier. Heureusement, leur moteur de trois cylindres chinois de 75 chevaux leur donnait une grande maniabilité et une vitesse de pointe de plus de trente nœuds.
L’une derrière l’autre, les deux barques arrivèrent à la hauteur du MV Faina et réglèrent leur vitesse sur la sienne, éloignées d’une quinzaine de mètres de leur cible.
Un des pirates se dressa à l’avant de la première, en équilibre sur le plat-bord, malgré la houle. Tenant fermement un lance-harpon, long tube relié à une bouteille d’air comprimé à 80 bars, posée dans le fond de la barque. L’homme braqua son engin avec un angle de 45° sur le bastinguage du vracquier.
Fasciné, Hashi Farah ne le quittait pas des yeux, assistant pour la première fois à cette opération audacieuse. À l’extrémité du long piston coulissant dans le tube du lance-harpon, était fixé un gros grappin, lui-même relié par un mousqueton à deux échelles de spéléologue lovées à l’avant de l’embarcation. L’homme en équilibre sur le plat-bord abaissa la main gauche. Aussitôt, son partenaire, accroupi au fond de la barque, actionna le levier libérant l’air comprimé. Le grappin entraînant les deux échelles de spéléologue fila vers le pont du MV Faina. L’opération ne générait qu’un « pschitt » léger, noyé dans le bruit de la houle.
Déjà, l’homme de barre à l’arrière de la barque donnait un coup de moteur pour se rapprocher du vracquier et venir se coller contre sa coque. Il était temps : le grappin avait disparu quelque part sur le pont du MV Faina et les deux échelles de spéléologue pendaient le long de la coque sombre. Le vracquier continuait sa course, la barque des pirates collée à lui comme une sangsue, évitant les chocs trop violents contre la coque du navire grâce à un bordage de vieux pneus.
C’était le moment délicat.
Celui qui avait lancé le grappin jeta le lanceur au fond de l’embarcation, et se pencha en avant, saisissant un des barreaux d’acier de l’échelle. Il tira dessus de toutes ses forces et elle ne s’abaissa pas : le grappin avait croche dans quelque chose de solide.
L’homme se retourna.
Garda Abdi, le chef de l’expédition, était déjà debout. Il gagna l’avant de la barque et, à son tour, attrapa l’échelle. C’était à lui de monter le premier. Accroché des deux mains aux barreaux longs d’une vingtaine de centimètres, il commença à grimper le long de la coque, enfilant ses baskets à toute vitesse dans les barreaux, suivi par l’autre pirate. Pointe-talon, il s’élevait comme un singe dans un cocotier, avec une facilité déconcertante, un pistolet automatique Tokarev dans un sac en plastique suspendu à son cou par un lacet.
Il était déjà à plusieurs mètres de hauteur lorsqu’un coup de houle brutal éleva la barque presque à sa hauteur, avant de la faire plonger à nouveau.
Hashi Farah crut se trouver dans un manège de foire. On ne voyait déjà plus les deux hommes, parvenus presque au bastingage du MV Faina et les autres pirates commençaient à monter à leur tour.
Aborder de cette façon un navire lancé à 15 nœuds, en pleine mer, la nuit, demandait des nerfs d’acier.
Heureusement, la récompense était au bout : plusieurs millions de dollars à se partager. Dans un pays où une famille arrivait à survivre avec 3 dollars par jour, cela motivait...
Il ne restait plus dans la barque que l’homme de barre, un dernier pirate et Hashi Farah. Celui-ci prit son courage à deux mains et se leva, gagnant l’avant de la barque. Le dernier pirate le soutint tandis qu’il attrapait l’échelle et commençait à grimper maladroitement. Arrosé par un paquet de mer, trempé, gêné par la Kalach accrochée dans son dos, il se demanda s’il allait arriver en haut.
Grimpé derrière lui, le dernier pirate l’encourageait de la voix.
Hashi Farah n’avait même pas peur : il avait tout simplement envie de se laisser tomber... Enfin, il aperçut la barre horizontale du bastingage et s’y accrocha, comme un chat qui parvient à s’extirper d’une baignoire.
À la surface de la mer, la première barque venait de s’éloigner, laissant la place à la seconde dont les occupants commencèrent à grimper à leur tour, apportant l’armement « lourd » : deux RPG7 et leurs roquettes.
Fedor Nemichenko, en train d’arpenter le pont du MV Faina pour une ronde, s’immobilisa, alerté par un bruit métallique derrière lui. Il se retourna, examinant le pont et ne vit rien de suspect. Il continua son chemin, sans s’inquiéter. Il y avait tant de bruits bizarres sur un gros navire comme le Faina...
Cinq minutes plus tard, il avait regagné sa couchette.
Garda Abdi atteignit, épuisé, le bastingage du vraquier. Tous ses muscles étaient douloureux mais il avait envie de hurler de joie en enjambant la barre d’acier et en sentant sous ses pieds le pont métallique. Il s’appuya au plat-bord pour reprendre son souffle, grelottant de froid, et fit passer par-dessus sa tête le lacet au bout duquel était pendue son arme.. En un clin d’oeil, il l’eut sortie du plastique et fait passer une balle dans le canon.
Un à un, ses hommes le rejoignirent. Il dut aider Hashi Farah à franchir le bastingage. Visiblement, le shebab n’en pouvait plus. Il demeura immobile, muet, aspirant avidement l’air marin.
Ils se trouvaient à l’arrière du Faina devant la masse du château arrière où s’ouvrait une porte aux angles arrondis qui menait certainement à la dunette. À part le bruit de la mer et du vent, le silence était absolu.
Le plus dur était fait. Les équipages des navires de commerce ayant l’interdiction d’être armés, ils ne risquaient pas de se heurter à une résistance dangereuse.
Garda Abdi attendit que tous ses hommes soient sur le pont pour manœuvrer le levier ouvrant la porte donnant accès au château arrière.
Devant lui, s’ouvrait un escalier métallique. Il s’y engagea silencieusement, suivi d’une partie de ses hommes et de Hashi Farah.
Viktor Nikolski ne leva pas la tête en entendant la porte de la passerelle de commandement s’ouvrir. Quand, enfin, il se tourna dans la bonne direction, il crut que son cœur s’arrêtait : un jeune homme au teint sombre, vêtu d’une longue chemise marron à carreaux visiblement trempée et d’un pantalon trop large, venait de surgir dans le local et le menaçait d’un pistolet !
L’officier ukrainien se leva et l’intrus lui lança en mauvais anglais :
— You no move !
Piotr, l’homme de barre, pétrifié, n’avait pas bougé, accroché à son volant de bois. N’en croyant pas ses yeux. Certes, il avait déjà entendu parler des pirates, mais il n’aurait jamais cru en voir en chair et en os. Ne recevant pas d’ordre de son chef, il demeura à son poste, conservant le même cap, sud, sud-ouest.
Fou de rage, Viktor Nicolski pointa son index sur l’homme au pistolet et lança :
— You, bandit !
Le mot russe désignant les criminels.
— No bandit, soldier ! répliqua le Somalien.
Deux hommes venaient de surgir derrière lui, armés de Kalachs à crosse pliante, l’un coiffé d’un keffieh rose, jeune et barbu, le regard farouche.
— You have weapons ? demanda le premier arrivé. L’officier ukrainien secoua la tête négativement.
— No, we are a merchant veassel.