Amin Osman Said finit par s’endormir, abruti par le khat et bercé par la houle.
Muhammad était en train de nettoyer la chambre qui avait été occupée par Amin Osman Said lorsqu’il aperçut un portable tombé à terre. Vraisemblablement celui du jeune interprète somalien. Il le prit et, machinalement, l’alluma.
Un numéro s’afficha aussitôt. Commençant par (214), l’indicatif du Kenya. Un portable. Intrigué, Muhammad faillit le composer, mais décida de le porter à son chef.
Cheikh Robow l’écouta attentivement, prit le portable et passa en revue les numéros. Il n’y en avait que deux. Tous les deux kenyans. Cela l’intrigua, puis il se dit qu’il s’agissait sûrement de la cousine du jeune Amin. Il ferait appeler quelqu’un pour vérifier.
CHAPITRE XXII
Une brise tiède faisait frémir les cocotiers ombrageant la grande pelouse, face à l’Océan Indien ; la plupart des clients du Serena Beach Hôtel s’ébattaient dans la piscine ou exploraient la plage. Un « glass-bottom » boat emmenait quelques touristes émerveillés explorer ce qui restait des coraux.
De jeune Africains jouaient bruyamment en s’aspergeant d’eau tiède.
Idyllique.
Malko, lui, n’arrivait pas à se dénouer. Certes, le dispositif de la CIA était en place et, du côté de Mogadiscio, rien n’indiquait un problème. Seulement, cette attente était épuisante pour les nerfs. En plus Malko allait porter sur ses épaules tout le poids de l’opération, à cause de l’entêtement de la CIA à ne pas vouloir collaborer avec l’US Navy, ce qui augmentait les risques, dont il porterait la responsabilité... Pour tromper son angoisse, il se tourna vers Hawo, allongée sur le transat voisin.
— Si vous rappeliez Lui ? Elle a peut-être des nouvelles...
— Pourquoi pas... Je vais attendre jusqu’à midi.
Le portable de Malko se mit à sonner, mais s’arrêta aussitôt. Deux fois de suite. Intrigué, il le prit. Aucun numéro ne s’affichait sur l’écran. Pourtant, il se remit à sonner. Cette fois, Malko enclencha la communication. D’abord, il n’entendit que du bruit de fond.
— Who is calling ? lança-t-il.
Une réponse inintelligible, dans une langue inconnue. Soudain, il réalisa que l’appel venait peut-être de Mogadiscio.
— Amin, lança-t-il, c’est Mister Malko, parlez.
La communication fut coupée. Il n’osait pas rappeler le Somalien. Que signifiait cet appel bizarre ? Il n’avait pas reconnu la voix d’Amin Osman Said.
En avance sur le timing, Hawo était en train d’appeler Lui, la cousine du jeune Somalien. Lorsqu’elle raccrocha, elle semblait soucieuse.
— Lui vient de recevoir un appel de Mogadiscio, dit-elle. Quelqu’un qui voulait vérifier son numéro.
— C’est tout ?
— Non, cet homme lui a dit qu’Amin avait quitté Mogadiscio par la mer.
— Quand ?
— Il ne l’a pas précisé.
— Je vais prévenir Nairobi tout de suite. Au pire, Amin sera là dans quarante-huit heures.
Enfin, les choses bougeaient.
— C’est peut-être un ami d’Amin qui m’a appelé tout à l’heure, conclut Malko, pour m’avertir de son départ.
— C’est possible, admit Hawo, mais c’est bizarre qu’il ait aussi appelé sa cousine. J’espère que personne ne se doute de rien là-bas.
Pwani Shimba prenait son « early morning tea » avec des galettes dans l’arrière-boutique de son modeste bureau de Kaounda avenue, tout en préparant une expédition, lorsqu’on frappa à la porte de son bureau. Il cria d’entrer et une mince silhouette se faufila dans la petite pièce. Un long Somalien en robe blanche, coiffé d’un calot, la barbe bien taillée, des lunettes à monture dorée.
Pwani Shimba se leva d’un bond, renversant sa tasse de thé sur les papiers, et embrassa trois fois son visiteur. Presque servilement.
Celui-ci, Ibrahim Ahmed Nur, demeurait à la mosquée Bohra, la plus belle du quartier somalien, bien qu’il n’y occupe aucun poste officiel.
— Qu’Allah le Tout Puissant et le Miséricordieux étende sa protection sur toi, mon frère, lança Pwani Shimba. As-tu faim ? as-tu soif ?
— Je suis seulement venu te rendre visite, assura Ibrahim Ahmed Nur. Peut-être peux-tu m’aider ?
— Inch Allah, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, assura Pwani Shimba.
Il n’avait rien à refuser à cet homme.
Lorsque, de nombreuses années plus tôt, Pwani Shimba était parti travailler à Sharjah, dans les Emirats Arabes Unis, il était pauvre. Très pauvre, et avait dû emprunter auprès de sa famille l’argent du voyage. Kenyan, il n’était pas musulman mais animiste et se souciait peu de religion. À Sharjah, la vie n’avait pas été facile : traité comme un esclave, sous-payé, il parvenait quand même à mettre un peu d’argent de côté pour rembourser sa famille. Jusqu’au jour où un de ses employeurs — un musulman — lui avait demandé pourquoi il ne se convertissait pas à l’Islam.
Pour améliorer son sort, Pwani Shimba aurait fait n’importe quoi. Son employeur l’avait emmené à la grande mosquée de Sharjah où il avait fait la connaissance d’un mollah onctueux comme du miel qui l’avait pris en main. Peu à peu, il s’était initié au Coran, avait pris l’habitude de venir prier régulièrement et de se mêler aux autres musulmans du cru. Accueilli à bras ouverts. Il y avait trouvé une nouvelle famille. Et, comme par miracle, son sort s’était amélioré : mieux payé, il était considéré, on ne le traitait plus comme un chien. Au bout de dix ans, il avait intégré la communauté. Et accumulé un peu d’argent.
Lorsqu’il avait fait part à son mentor de son désir de retourner dans son pays, ce dernier lui avait demandé ce qu’il comptait y faire.
— Du transport, avait répondu Pwani Shimba. Je voudrais acheter un camion.
— Tu as l’argent ?
Le Kenyan avait dû avouer qu’il n’en avait pas assez. Son mentor l’avait pourtant encouragé.
— Tu es un bon musulman, désormais, et nous devons nous entraider. C’est la volonté de Dieu.
Quand tu vas revenir chez toi, à Mombasa, je vais te donner une lettre pour un de nos frères, Ibrahim Ahmed Nur. Tu le trouveras à la mosquée Bohra.
Pwani Shimba avait suivi son conseil et, effectivement, Ibrahim Ahmed Nur l’avait accueilli comme un « frère ». Grâce à un prêt sans intérêt, selon le code islamique, il avait pu acheter tout de suite deux camions.
Aujourd’hui, il en avait dix et c’était presque un homme riche. Sa ferveur religieuse s’était un peu refroidie, mais il entretenait toujours des liens étroits avec son bienfaiteur. À son tour, il avait pu rendre quelques services. Un jour, sous le sceau du secret, Ibrahim Ahmed Nur lui avait confié qu’il était en contact avec les groupes d’Islamistes somaliens et qu’il les aidait dans la mesure du possible. Ceux-ci avaient besoin d’armes et de munitions. Surtout de munitions... C’est ainsi que Pwani Shimba avait monté un petit réseau qui achetait à des militaires kenyans les munitions dont ils n’avaient pas l’usage. Grâce à ses camions, il les transportait facilement à Mombasa où des dhows venus de Somalie les récupéraient.
En plus de la reconnaissance de son bienfaiteur, ces opérations lui laissaient un petit bénéfice. Il venait justement de livrer près de deux tonnes de munitions d’AK 47. Pensant que son visiteur venait lui en réclamer d’autres, il l’avertit aussitôt.
— Frère Ibrahim, je n’aurai rien avant une quinzaine de jours. Mais peut-être des obus de mortier...