Il se rapprocha discrètement de la radio VHF. Avant tout, prévenir le monde extérieur de ce qui se passait. S’il y avait un navire de guerre dans les parages, il se précipiterait à leur secours.
— You captain ? continua le pirate.
— No, he is sleeping.
Le Somalien arbora un large sourire et se frappa la poitrine de la main gauche.
— Now, I captain. You obey me.
— You are bandits ! rugit l’officier ukrainien, révulsé.
Le visage de son interlocuteur s’assombrit.
— No. We are soldiers of the Army of Somalia. From now, I am the somalese officer in command of this ship. If you do not resist, everything will be ail right.
Le Somalien s’approcha de la table des cartes, y jeta un coup d’oeil et se retourna vers Viktor Nicolski.
— You take cape 120. I repeat One Two Zéro. You understand "broken English" ?
L’Ukrainien inclina la tête affirmativement. Il n’avait pas besoin d’aller consulter une carte pour savoir que le cap 120, c’était la direction de la côte somalienne. Il tentait de se souvenir de quel port ils étaient le plus proche.
Ce qui avait finalement peu d’importance.
— I want tea ! lança le chef des pirates. Very hot tea.
Il regarda en contrebas, au travers des parois vitrées. Ses hommes étaient en train d’amarrer leurs deux barques à l’arrière du MV Faina.
Viktor Nicolski prit la barre et demanda à Piotr d’aller chercher du thé aux cuisines. Inutile d’exciter les envahisseurs. Lui aussi avait aperçu les autres pirates sur le pont : le MV Faina était bel et bien entre les mains. Un de ceux qui avaient envahi la dunette s’était assis par terre et parlait dans un Thuraya avec de grands éclats de rire.
L’homme au keffieh, silencieux et semblant épuisé, s’était installé dans le vieux fauteuil de bois réservé au capitaine et semblait lutter contre le sommeil.
Désormais, le vracquier ukrainier filait vers la côte somalienne, bien au nord de Mogadiscio.
Christopher Whitcomb, commandant le destroyer « Howard » appartenant à la Vème Flotte de l’US Navy, regardait pensivement le message que venait de lui apporter l’officier radar.
Le « Howard » appartenant à la Task Force 150, ratissait l’océan Indien, à la recherche de tous événements suspects liés potentiellement au terrorisme. La chasse aux pirates n’était pas dans ses attributions, mais le radar venait de signaler le brutal changement de course d’un navire en route pour Mombasa, qui se dirigeait désormais droit vers les côtes somaliennes.
Or, personne n’allait dans cette direction sans y être forcé. Malheureusement, le « Howard » se trouvait à la latitude de Eyl, dans le Puntland, à environ 300 miles du navire qui venait d’effectuer ce changement de cap suspect. Soit à une douzaine d’heures de mer, à pleine vitesse.
Il était trop loin pour pouvoir identifier ce navire par l’AIS, ce qui lui aurait apporté de précieuses indications. Il se contenta donc d’expédier un message « flash » au CentCom de Manama, signalant la manœuvre anormale et demandant de suivre au radar l’itinéraire du mystérieux navire.
Après avoir terminé son quart, il allait prendre un peu de repos lorsqu’on lui apporta un message « urgent high priority » du CentCom.
Après diffusion de son alerte sur toutes les fréquences marines, on venait d’identifier, grâce à un appel de son armateur, le navire qui avait changé de course. Il s’agissait d’Un cargo ukrainien chargé de 3 200 tonnes de matériel de guerre destiné au Kenya !
Vraisemblablement attaqué par des pirates et qui se dirigeait désormais vers le port somalien de Hobyo. Le CentCom donnait donc l’ordre au « Howard » de faire route vers Hobyo pour tenter d’y arriver avant le MV Faina et, de toute façon, à s’opposer si besoin était par la force, au déchargement de ce matériel de guerre.
Dans une zone comme la Somalie, c’était verser de l’essence sur un feu déjà bien allumé.
Si les chars lourds T.72 ne semblaient pas être utiles aux milices somaliennes, l’armement léger et les munitions du MV Faina valaient sûrement de l’or à leurs yeux.
Jusque-là, les autorités américaines avaient toujours appliqué aux pirates la politique du « benign neglect ». Elles ne connaissaient qu’une seule mission : la guerre contre le terrorisme. Le cas du Faina était différent. Les groupes islamistes somaliens, comme les Shebabs, étaient considérés comme des filiales d’Al Qaida et il n’était pas question de les laisser se renforcer.
Le jour s’était levé. Désormais, dans le poste de commandement du MV Faina, ils étaient quatre. Le commandant en second Viktor Nikolski, un marin à la barre et deux pirates. Celui qui avait fait irruption, pistolet au poing, et l’autre, coiffé du keffieh rose, qui n’avait pas ouvert la bouche et paraissait épuisé. Il avait juste avalé un peu de thé. Impossible même de savoir s’il comprenait l’anglais.
Fedor Nemichenko, l’officier radio, vint se joindre à eux, détendu. Grâce au message qu’il avait envoyé sur la fréquence MAYDAY, durant la nuit, le monde entier savait désormais que le MV Faina était aux mains des pirates somaliens. Or, le vracquier ukrainien se trouvait encore dans les eaux internationales. Ce qui laissait un mince espoir à l’équipage du vracquier. N’importe quel navire de guerre de n’importe quelle nation avait le droit d’intervenir par la force pour le libérer.
Les pirates n’étaient qu’une douzaine, la plupart très jeunes. Certains même n’étaient armés que de coutelas... En tout, ils avaient six Kalachnikovs, deux RPG7 et des pistolets. Hélas, pour le moment, l’horizon restait vide. Or, dans cinq heures au plus, ils seraient dans les eaux somaliennes.
Soudain, l’homme au keffieh rose eut une sorte de hoquet, pâlit et échangea quelques mots dans sa langue avec l’autre pirate avant de sortir de la dunette. Les deux Ukrainiens le virent émerger sur le pont et se pencher au-dessus du bastingage, vomissant tout ce qu’il avait dans le corps...
— Le salaud, s’il pouvait crever ! fit à mi-voix Fedor Nemichenko.
Hélas, on ne mourait pas du mal de mer...
D’ailleurs, le pirate remonta et reprit sa place dans le fauteuil de bois.
Quelques instants plus tard, il s’endormait. Son compagnon lança aux deux officiers ukrainiens, menaçant.
— You stay same cap !
Avant de s’éclipser. Lui aussi émergea sur le pont et se mit à parler avec ses hommes.
Fedor Nemichenko et Viktor Nikolski échangèrent un regard, après avoir fixé le pirate endormi. Il avait un pistolet dans un étui à sa ceinture, et sa Kalach à crosse pliante était posée à terre. À deux, ils pouvaient facilement le neutraliser et s’emparer de ses armes.
— On pourrait... commença l’officier radio.
Viktor Nikolski secoua la tête.
— Cela ne servirait à rien. En bas, ils ont des Kalachs. On va se faire tuer pour rien. Va plutôt prendre ta caméra et fais une photo. On va la transmettre par e-mail. Il est peut-être connu...
L’officier radio s’éclipsa et fut de retour quelques instants plus tard.
Le pirate au keffieh dormait toujours.
Tranquillement, Fedor Nemichenko prit plusieurs clichés. Il venait de terminer lorsque le chef des pirates réapparut. Juste au moment où l’officier radio quittait la dunette. Sa caméra à la main.
Le Somalien lui jeta un regard soupçonneux mais ne réagit pas, ne s’étant pas encore aperçu que l’homme au keffieh rose s’était endormi. Lorsqu’il le réalisa, Fedor Nemichenko avait disparu.