— Vous avez demandé le listing des mouvements de bateaux à partir de Manama ?
— Oui, je l’attends. Mais à quoi bon ? Nous ne connaissons pas le nom de celui qui nous intéresse.
— C’est vrai, dut reconnaître Malko.
Il revoyait Amin Osman Said lever le bras vers le ciel, avant de mourir. Qu’avait-il voulu dire ?
Le trafic des pétroliers à partir de Manama était intense et il était impossible de surveiller tous les bateaux qui en appareillaient. Ils tournaient en rond.
— Je vais décommander les « Blackwaters » conclut Mark Roll. Nous avons échoué, il faut le reconnaître. Sans information précise, on ne va pas les envoyer dans l’océan Indien pour 100000 dollars par jour.
Vous voyez une autre piste, Malko ?
— Non, dut reconnaître Malko. Rien. Amer.
On frappa à la porte du bureau : c’était la secrétaire du chef de Station, apportant une liasse de plusieurs feuillets qu’elle posa sur le bureau de l’Américain.
— Cela vient d’arriver de la Station de Manama, sir, annonça-t-elle. En flash.
L’Américain prit les documents et les examina rapidement, puis se tourna vers Malko.
— C’est ce que vous avez demandé : les mouvements de navires à Manama depuis quarante-huit heures et pour la semaine. Les arrivées et les départs. Vous voulez les voir ?
Il tendit le document à Malko. Celui-ci se plongea dans la liste comportant une cinquantaine de navires, tous désignés par leur nom, leur pavillon et leur type. Surtout des pétroliers, évidemment, au départ. Aucun nom ne lui disait rien de particulier. Un inventaire à la Jacques Prévert : pétroliers, gaziers, vracquiers, porte-containers, de toutes les nationalités.
Il allait rendre la liste à Mark Roll lorsqu’un nom accrocha son regard : le Venus Star, battant pavillon du Libéria.
Il n’arrivait pas à rendre la liste, sans tout à fait comprendre ce qu’il cherchait. Tout à coup, il eut une illumination. Il relut tous les noms des navires au départ, les uns après les autres, et leva la tête.
— Il y a un navire qui s’appelle le Venus Star qui quitte demain Bahrein à destination de Rotterdam.
— Et alors ? demanda Mark Roll.
— De toute cette liste, c’est le seul qui comporte le mot « star » dans son nom.
— Et alors ?
Malko n’était pas vraiment sûr de lui lorsqu’il avança :
— C’est sûrement une hypothèse idiote, mais quand Amin Osman Said a désigné le ciel, il pensait peut-être aux étoiles.
— Il faisait jour, objecta aussitôt l’Américain.
— C’est vrai, reconnut Malko, mais Amin allait mourir, il n’avait pas le temps d’attendre la nuit... Il ne pouvait plus parler non plus, il avait du sang plein la bouche. Personne n’osa répliquer. Malko reprit :
— Je sais que c’est tiré par les cheveux. Peut-être que je me trompe complètement, mais c’est la seule piste qu’il nous reste désormais.
— Vous voulez que j’envoie les « Blackwaters » protéger ce navire, le Venus Star ? demanda, incrédule, le chef de Station de la CIA.
Malko était plongé dans l’examen du dossier. Il releva la tête et dit d’une voix égale.
— Il y a peut-être une raison supplémentaire de risquer un peu d’argent. Vous avez vu la classification de ce navire ?
— Non.
— VLGC. Very Large Gaz Carrier. Il mesure 230 mètres de long et transporte environ 80000 m2 de gaz de pétrole liquéfié. Autrement dit, mis entre de mauvaises mains, c’est une bombe infiniment plus puissante qu’un Boeing 757 avec le plein de kérosène...
Un ange passa, les ailes dégoulinantes de mazout. Malko sentit qu’il avait marqué un point et se tourna vers Mark Roll.
— Même si vous risquez quelques centaines de milliers de dollars, ce n’est rien. Imaginez que vous ne fassiez rien et que le Venus Star soit pris par les pirates. Puis utilisé, par exemple, comme bombe flottante contre un navire de la Ve Flotte. Ou le port de Dubai, ou un autre objectif ?
Le silence qui suivit aurait pu être coupé à la tronçonneuse. Le chef de Station était blême. Il finit par dire :
— J’appelle Langley immédiatement. Quand ce Venus Star appareille-t-il de Manama ?
— Demain, à l’aube, d’après votre document. Il est trop gros pour traverser le canal de Suez, donc, à la sortie du golfe d’Oman, il va piquer vers le sud-ouest pour traverser l’Océan Indien et contourner l’Afrique. C’est une zone que peuvent atteindre les pirates.
— Combien faut-il de temps aux « Blackwaters » pour gagner cette zone ? demanda le chef de Station.
— D’après ce qu’ils m’ont dit, à vitesse maxima, à peine vingt heures de mer. Ils sont équipés d’un AIS et repéreront facilement le Venus Star. S’ils restent dans son sillage, il y a une bonne chance de faire échouer l’opération. Surtout avec un hélicoptère.
Mark Roll regarda sa montre.
— Rendez-vous dans une heure. Je dois appeler pas mal de gens.
— Vous embarquez le plus vite possible sur le « Mac Arthur » annonça Mark Roll. J’ai le feu vert de Langley. Je tiens à ce que vous supervisiez l’opération jusqu’au bout. Les instructions sont simples : s’il s’agit bien du Venus Star, éviter par n’importe quel moyen qu’il ne tombe aux mains des pirates.
— Y compris en le coulant ?
— Y compris en le coulant.
— Et l’équipage ?
— Il faudra tenter de le sauver.
— Tenter...
— Comment vais-je gagner Mombasa ? demanda Malko.
— Il n’y a plus d’avion régulier ce soir. Je vais en charter un. Vous avez le temps d’aller dîner avec Harry et notre amie Hawo. Je vous appellerai.
Malko sortit du bureau, à la fois excité et amer. Il allait jouer sa dernière carte, mais n’avait pas réussi à sauver Amin qui comptait tellement sur lui. Pendant que « Wild Harry » était parti chercher sa voiture, Hawo se tourna vers lui :
-Je vous souhaite bonne chance, dit-elle. Peut-être ne nous reverrons-nous pas. De la chance, il allait en avoir besoin.
CHAPITRE XXIV
Le dîner se déroulait dans une étrange atmosphère, en face de la piscine du Serena. L’humeur des trois convives était en contraste flagrant avec les flons-flons de l’orchestre qui se démenait, à quelques mètres d’eux, pour les expats affalés au bar et les quelques touristes pas encore couchés. « Wild Harry » enfilait les Pimm’s avec une régularité de métronome, le visage sombre. Visiblement, la mort d’Amin Osman Said l’avait beaucoup atteint.
Hawo tentait d’alléger l’ambiance, sans trop y parvenir. Vêtue d’une longue robe fluide beige, elle était toujours aussi sexy, mais ne semblait pas s’en apercevoir. Parfois, son regard effleurait celui de Malko, sans s’attarder.
Ce dernier n’avait presque rien mangé. Noué. Il allait affronter tout seul une situation qu’il ne maîtrisait pas entièrement et, au moindre problème, risquait d’en supporter le blâme. L’assassinat sauvage du jeune Somalien l’avait remué, lui aussi, même s’il n’avait pas avec lui les mêmes liens que « Wild Harry ».
Celui-ci leva le bras pour appeler le barman.
Hawo pouffa gentiment.
— Arrête, Harry, ce soir, tu bois trop.
Remarque injuste car elle avait largement profité de la bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Rosé commandée par Malko. « Wild Harry » ne répondit même pas.
— Vous allez faire venir la famille d’Amin ? demanda Malko, pour relancer la conversation.
— Je vais essayer, grommela le vieil Américain. J’espère que ce motherfucker de Mark ne va pas me mettre des bâtons dans les roues.