Le pirate secoua l’homme au keffieh qui se réveilla en sursaut. Les deux hommes eurent une brève conversation en somalien et l’homme au keffieh rose sauta sur ses pieds braquant son pistolet sur Viktor Nikolski en vociférant. Son compagnon jeta :
— You take picture !
— No, jura l’officier ukrainien.
Déjà, l’autre glapissait dans son dos, désignant la porte menant au pont inférieur.
— Where he go ? You tell or I kill you. Viktor Nikolski tenta de le calmer :
— In his cabin ! I suppose.
— Take me there !
Poussé par le canon du pistolet, il dut s’engager dans l’escalier métallique, priant pour que Fedor Nemichenko ait eu le temps de dissimuler sa caméra.
Fedor Nemichenko avait immédiatement glissé le chargeur de sa caméra numérique dans son ordinateur, pour expédier les photos à son armateur.
Lorsque la porte de la cabine radio s’ouvrit à la volée, l’opération était déjà terminée. Le pirate au keffieh rose brandit son pistolet sous son nez en hurlant :
— Caméra ! Caméra !
L’Ukrainien, sans perdre son calme, se retourna et lui montra la caméra posée à côté de l’ordinateur.
— Hère.
L’autre pirate tendit la main.
— Give me film !
Demande impossible à satisfaire avec une caméra numérique. L’officier ukrainien écarta les bras avec un sourire.
— No film !
Méfiant, le pirate se mit à examiner l’appareil sous toutes les coutures. Il allait le reposer quand, brusquement, son regard tomba sur l’écran de l’ordinateur qui affichait en plein écran sa photo en train de dormir. Il poussa un hurlement de fureur, braqua son pistolet sur l’écran et appuya sur la détente de l’arme.
L’écran explosa et la photo disparut.
Hélas, cela ne suffît pas à le calmer. Il avait compris. Sans un mot, il se tourna vers Fedor Nemichenko et appuya sur la détente. Une seule fois.
Le projectile pénétra dans le crâne de l’officier de marine ukrainien, à la base du nez, le foudroyant. Il tomba comme une masse, aussitôt bourré de coups de pieds par son meurtrier, déchaîné. Ce dernier ne se calma que lorsque deux des pirates attirés par la détonation surgirent, Kalachnikov au poing. C’était trop tard pour la photo et pour celui qui l’avait envoyée.
Ivre de fureur, Hashi Farah regardait ce qui restait de l’ordinateur, se demandant si sa photo avait pu être envoyée ou non.
Lui savait que c’était d’une importance cruciale.
CHAPITRE III
La partie gauche de l’écran de l’ordinateur de Mark Roll, le chef de station de la CIA à Nairobi, était occupée par une photo représentant un homme en train de dormir. Moustache, barbe courte et bien taillée, un keffieh rose sur la tête, plutôt jeune. La peau sombre et les traits fins des Somaliens.
À droite, d’autres photos sorties de la banque de données de la CIA regroupant tous les individus fichés comme djihadistes, défilaient lentement, chacune accompagnée d’une légende résumant le « pedigree » de l’individu.
Chaque photo demeurait un certain temps sur l’écran, afin de permettre la comparaison entre les deux documents. Celui de gauche avait été transmis aux stations de la CIA traitant la Somalie : Djibouti, au nord et Nairobi, au sud. Djibouti s’occupait principalement du Somaliland, autogéré depuis quelques années par un gouvernement installé à Berbera, sur le golfe d’Aden. Et, également de sa continuation vers le sud, le Puntland, englobant la « Corne de l’Afrique » et une partie de la côte somalienne de l’océan Indien. Deux morceaux de l’ancienne Somalie, relativement calmes sur le plan du terrorisme, ce qui permettait aux Américains, désormais installés en force à Djibouti, de se concentrer sur le Yemen, juste de l’autre côté de la mer Rouge, où les « malfaisants » pullulaient.
Grâce à des drones « Predator », équipés de missiles « Hellfire » lancés du camp des Spécial Forces Lemonnier, les Américains arrivaient à frapper de petits groupes terroristes en plein désert yéménite où ils se croyaient en sûreté jusqu’au moment où ils étaient pulvérisés par ce feu venu du ciel.
Le travail de la station de Nairobi était beaucoup plus important, car c’est dans la partie sud du pays démantelé qui avait gardé le nom de Somalie et conservé Mogadiscio comme capitale d’un pays fantôme, que pullulaient les groupes islamistes plus ou moins liés à Al Qaida. Même si l’armée éthiopienne en avait chassé certains, ils renaissaient sans cesse de leurs cendres, sous de nouvelles appellations. C’est ainsi que les Tribunaux Islamiques avaient cédé la place aux « Shebabs », sorte de talibans somaliens.
Là aussi, les drones faisaient merveille, à condition d’avoir localisé la cible.
Pour ce faire, la CIA avait recruté les plus avides des « warlords » qui se partageaient le territoire pour traquer et, ensuite, kidnapper les terroristes supposés. Quelques rares « field officers », triés sur le volet, dirigeaient les opérations sous des couvertures de journalistes ou d’humanitaires. Ensuite, lorsque le « suspect » avait été échangé contre une valise de dollars, il n’y avait plus qu’à appeler par téléphone satellite un hélicoptère basé sur un des navires de guerre américains croisant au large de la côte somalienne.
Emprisonnés et interrogés dans ces prisons flottantes, les suspects étaient ensuite répartis dans différents pays, pas trop regardants sur les droits de l’homme.
Fin 2006, les Américains étaient passés à la vitesse supérieure, en finançant et encourageant une invasion éthiopienne dont les troupes avaient mis les infâmes Tribunaux Islamiques en déroute.
Hélas, trois fois hélas, dix-huit mois plus tard, tout était à recommencer. Une nouvelle race d’Islamistes déchaînés, les Shebabs, repartaient à l’assaut, menaçant de submerger tout le pays, se noyant dans les centaines de milliers de réfugiés chassés de Mogadiscio.
Dernier pathétique effort pour contrer le chaos, le Gouvernement Fédéral Transitoire, installé d’abord à Baidoa, puis à Mogadiscio, sous le double parapluie américain et éthiopien, se révélait un échec à peu près total.
Le président de cette entité floue, Abdullahi Yusuf Ahmed, 82 ans, parkinsonien, plus vieux greffé du foie au monde, passait beaucoup plus de temps à Londres ou à Nairobi que dans sa « green zone » de Mogadiscio, protégée par quelques centaines de fidèles. Quant à son « gouvernement » et aux membres de son Parlement dont la corruption faisait exploser les normes africaines plutôt tolérantes dans ce domaine, ils se contentaient de toucher leurs subsides et de les faire fructifier... Quasi impuissante, la CIA regardait le chaos monter, priant pour que les deux derniers fléaux somaliens, les Shebabs et les pirates, ne fassent pas leur jonction.
C’est pourquoi la photo de l’homme au keffieh rose endormi dans la dunette du MV Faina, transmise aux Américains par son armateur, avait fait dresser les cheveux sur la tête des analystes de Langley.
Le keffieh rose était le signe distinctif des Shebabs, mais les pirates aimaient bien se déguiser.
Mark Roll, qui n’en pouvait plus de voir défiler des barbus djihadistes sur son écran, repoussa son fauteuil à roulettes et lança à Tom Kricker, son « deputy ».
— OK, y ou take over. Je vais prendre un sandwich à la cafétéria.
Il y avait rendez-vous avec une ravissante de l’US Aid dont le bâtiment était situé juste derrière le leur. Et Mark Roll faisait partie de ceux qui ne croyaient pas à un rapprochement Shebabs pirates.
Même le fait que cet homme au keffieh rose ait abattu l’officier radio du Faina, simplement parce qu’il l’avait photographié, ne l’ébranlait pas. En Afrique, on tue pour le motif le plus futile. La vie humaine n’a strictement aucune valeur. De plus, les pirates qui s’étaient emparés d’une trentaine de navires depuis le début de l’année 2008, étaient connus pour leur brutalité : très jeunes, analphabètes, ivres de khat, il leur arrivait même de s’entretuer... Et surtout, la doctrine officielle de Langley affirmait que les groupes de pirates opérant à partir du Puntland et de la Somalie, n’avaient rien à voir avec les groupes islamistes. C’était du pur banditisme, soutenu en sous-main par les autorités locales qui prélevaient leur dîme. En Somalie, tout était possible : le contenu des cargos du PAM qui débarquaient à Darka était pour la plus grande partie « confisqué » par les groupes armés qui le revendaient ensuite à ceux qui auraient dû les recevoir gratuitement. Impavides, les Nations Unies, drapées dans leur bonne conscience, continuaient à les goinfrer sans état d’âme.