— Qu’est-ce qu’il y faisait ?
— On lui avait donné une liste de « malfaisants » à récupérer, djihadistes, membres d’Al Qaida, islamistes somaliens. Il avait une couverture humanitaire, et quelques valises de dollars. Ce qui lui permettait d’acheter un certain nombre de warlords qui chassaient pour lui. Ensuite, quand on lui livrait les types, il n’y avait plus qu’à les exfiltrer vers un de nos navires, Bien entendu, c’était une « covert opération ». Moi, je n’aurais jamais pu faire ça.
Mark Roll ne semblait pas avoir réalisé que, depuis longtemps, on ne faisait plus la guerre en dentelles. Ils avaient atteint le centre avec ses buildings modernes et ses larges avenues noyées de verdure. Nairobi, bien que décati par la chaleur, le manque d’entretien et l’humidité, avait encore une certaine allure...
Les Kenyans, formés par les Britanniques, étaient plutôt soignés, portant costume et cravate, même en pleine saison humide.
La Buick s’arrêta sur une place, coincée entre deux énormes buildings. On accédait au Tamarind par une entrée discrète. Une grande salle à la décoration vaguement africaine où la plupart des tables étaient occupées par des expatriés. Un maître d’hôtel, noir comme de l’ébène, les conduisit à une table ronde, au fond de la salle.
— Tiens, « Wild Harry » est en retard, c’est rare, remarqua Mark Roll.
Il n’avait pas terminé sa phrase qu’un personnage surgit, venant du bar, et s’avança vers eux.
Un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent, des lunettes, des cheveux en broussaille, boitant visiblement de la jambe droite. Un verre de Pimm’s à la main, reconnaissable à sa feuille de menthe. Malko remarqua que son regard pétillait d’intelligence. En dépit de son allure vaguement négligée, et de son côté « Gros Nounours », il dégageait quelque chose de puissant. Après avoir posé son verre, il tendit la main à Malko.
— Harold Chestnut. On ne s’est jamais croisés mais on aurait pu ! J’ai passé les trente dernières années de ma vie dans les coins les plus pourris de la planète. Y compris au Vatican...
— J’ai connu aussi le Vatican, remarqua Malko.
Instantanément, le personnage lui avait été hautement sympathique... . Il sortait nettement du monde des « case-officers » de la CIA qui ne pensaient qu’à leurs mutations et à leurs retraites.
Harold Chestnut s’assit et ramena à deux mains sa jambe sous la table, avec une grimace de douleur.
— Ces enfoirés de chirurgiens de l’US Navy m’ont saboté ! soupira-t-il. Il devait y avoir trop de houle...
— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? demanda Malko.
Harold Chesnut eut un sourire sans complaisance.
— C’était à l’époque où je chassais le « terro » à Mogadiscio. J’en ai taxé un qui avait une mauvaise opinion de Guantanamo, et qui avait été mal fouillé... Alors, il m’en a mis deux dans la jambe... Les toubibs de la Cinquième Flotte m’ont bourré la jambe de fils en platine en me jurant que je courrai comme un lapin... Si c’était le cas, je les aurais rattrapés pour leur faire payer leurs conneries... En plus, maintenant, je déclenche tous les portails magnétiques et il faut que j’explique pourquoi...
Il éclata de rire. Anyway, cela vaut mieux que d’être dans un fauteuil roulant. Un Pimm’s ?
— Merci, déclina Malko, qui commanda un Strawberry Daiquiri.
Harold Chestnut eut un hochement de tête désapprobateur.
— Vous avez tort, c’est très rafraîchissant, à cause de la menthe.
— Il y a aussi de l’alcool, remarqua discrètement Mark Roll, qui venait de commander un jus de mangue.
« Wild Harry » sourit.
— Je n’ai jamais autant bu que dans les pays sans alcool, comme le Pakistan ou le Yemen ! Quand on empêche l’homme de boire, il redouble...
Visiblement, il n’était pas prêt à se laisser faire. Le chef de station n’insista pas et ils se plongèrent dans les menus.
— Je vous recommande les langoustes, proposa Harold Chestnut. Elles sont excellentes.
Ils suivirent son conseil et il recommanda un nouveau Pimm’s. Posant un regard vif sur Malko.
— Vous connaissez la Somalie ? demanda-t-il.
— J’y ai été du temps de Syad Barré et, brièvement, il y a deux ans.
« Wild Harry » hocha la tête.
— Il y a deux ans, c’était déjà chaud. Vous avez des couilles...
— Je ne suis pas resté longtemps, corrigea Malko.
— Vous auriez pu y rester définitivement ! fit Harold Chestnut avec un petit rire... Bon, on ne va pas jouer à se faire peur. Vous savez pourquoi vous êtes là ?
— Pas vraiment, reconnut Malko.
Harold Chetsnut émit un ricanement étouffé, avec un coup d’œil à Mark Roll.
— Ça ne m’étonne pas.
Malko n’eut pas le temps de lui demander la raison de son ricanement. Le maître d’hôtel venait de déposer devant lui une langouste qui semblait avoir grandi à Tchernobyl, tant elle était imposante... Par contre, celles de Malko et de Mark Roll étaient nettement plus modestes. « Wild Harry » était bien vu dans la maison... Tandis qu’il attaquait le monstre qui dépassait de son assiette, Mark Roll, visiblement désireux de reprendre la main, expliqua.
— Depuis fin 2007, nous n’opérons plus directement en Somalie. Trop dangereux. Lorsque nous avons réuni assez d’éléments sur un « suspect », nous frappons avec des missiles de croisière ou des drones. Quelques membres des Spécial Forces se trouvent à Moga, dans la « green zone », avec les Éthiopiens, et nous avons des bâtiments de la Ve Flotte au large, prêts à envoyer des hélicos.
La bouche pleine de langouste, « Wild Harry » lança, hilare.
— C’est moi qui ai mis en place tout cela...
Impavide, le jeune COS continua.
— Jusqu’à une période très récente, Langley ne souhaitait pas s’occuper de la question de la piraterie qu’elle considérait comme déconnectée du terrorisme. Les pirates étaient des criminels de droit commun, un point c’est tout.
— Ce n’est plus le cas ? demanda Malko.
Sans répondre, Mark Roll se pencha et sortit de sa serviette posée par terre une photo qu’il posa à côté de l’assiette de Malko : un homme en train de dormir dans un fauteuil, coiffé d’un keffieh rose, le torse bardé de cartouchières de toile.
— Qui est-ce ? demanda Malko.
— Un membre du mouvement Shebab. Un certain Hashi Farah. Je vous communiquerai sa fiche. Il a combattu en Afghanistan contre nous et a dirigé une milice importante à Mogadiscio. Considéré par Langley comme extrêmement dangereux.
— Où cette photo a-t-elle été prise ?
— À bord du MV Faina, le cargo ukrainien transportant du matériel de guerre, juste après qu’il eut été attaqué par un groupe de pirates venant d’Hobyo. C’est l’officier radio du Faina qui l’a prise et a pu la transmettre à son armateur qui nous l’a communiquée. Ce document est la preuve que le piratage du Faina a été organisé conjointement par les pirates et les Shebabs.
Un ange, un bandeau noir sur l’œil, traversa le restaurant. Malko avait compris.
— Donc, conclut-il, contrairement à l’opinion de l’Agence, il y a bien des liens entre les pirates somaliens et les Shebabs ? Ce n’est pas vraiment surprenant.
Un bruit de succion suivi d’un ricanement jaillit de l’autre côté de la table. « Wild Harry » venait d’aspirer la chair d’une des pattes de sa langouste géante et adressait un clin d’œil ironique à Mark Roll.
— Je l’avais dit ! Ils appartiennent tous au même clan, les Darods et au sous-clan des Majarteens, pratiquement sur le même territoire. En plus, les pirates gagnent beaucoup d’argent alors que les Shebabs n’en ont pas ; un Mongolien de quatre ans en aurait tiré la conclusion...