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— Je sais, je sais. Je vais quand même t’offrir un petit quelque chose. Mais ce ne sera pas assez pour monter à bord d’une calèche, ou de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Tu serais bien avisé d’éviter les routes pendant un certain temps, de toute façon. Mon petit doigt me dit qu’aucun soulier ne sera réparé à Gué-de-la-Chute tant qu’un certain cordonnier n’aura pas abandonné l’idée de t’attraper et de te vider comme une truite. »

Rigg entendit du mouvement à l’extérieur du garde-manger. « On a arrêté de chuchoter depuis quand ? » s’inquiéta-t-il.

Nox se retourna et ouvrit grande la porte. Personne. « Ce n’est rien », le rassura-t-elle.

Des martèlements retentirent alors simultanément aux portes d’entrée, de chaque côté de la maison. « On sait que tu le caches ici, Nox ! Ne nous oblige pas à mettre le feu à ta baraque ! »

Rigg trembla de panique, puis se figea, incapable de réagir.

Nox se pinça l’arête du nez. « Je sens monter une bonne migraine. Qui élance bien et ne lâche pas, comme un moustique. »

Elle ne semblait pas plus paniquée que ça à l’idée qu’ils l’aient retrouvé. Son calme le gagna. « Tu crois qu’on peut leur faire entendre raison ? Ou que tu peux les retarder assez longtemps pour que j’atteigne le toit ?

— Chut, répondit-elle. Je construis un mur. »

À voir l’immobilité de ses mains, Rigg en conclut qu’elle parlait par métaphores. Un mur entre elle et sa peur ?

« Un mur autour de la maison, lui répondit-elle, anticipant sa question. Que je remplis d’une irrépressible envie de fuir. »

Nox ne manquait pas de talents. Père devait savoir que Rigg apprendrait à ses côtés. « Ils sont déjà à la porte.

— Mais aucun ne voudra la franchir. Tant que je tiens, du moins.

— Combien de temps ? Plusieurs minutes ? Plusieurs heures ?

— Tout dépend des esprits qui l’attaquent, et de la détermination de chacun », expliqua-t-elle.

Elle cessa de se pincer le nez et s’approcha de la porte de derrière pour s’adresser aux hommes dehors. « Je vais ouvrir la porte de devant dans un instant, vous pouvez faire le tour.

— Tu nous prends pour des demeurés ? ricana une voix de l’autre côté. Pour que tu files par ici dès qu’on aura le dos tourné ?

— C’est vous qui voyez », répondit Nox. Puis, s’adressant à Rigg à voix basse : « Les gens se croient toujours plus malins qu’ils ne sont. Dès qu’ils pensent avoir déjoué un plan, ils cessent de réfléchir.

— J’ai tout entendu, dit la voix derrière la porte. Ce tour-là, je le connais aussi.

— Il n’y a aucun tour, affirma Nox. On discute, c’est tout. »

La main sur la clenche, elle chuchota à Rigg : « Reste en retrait. »

Elle ouvrit la porte sur deux mastodontes, le forgeron et un fermier des environs. Derrière, à l’écart du porche, se tenait le cordonnier Tegay, le père de Kyokay. Son visage était mouillé de larmes et Umbo s’accrochait à son bras, à moitié masqué par le corps massif de son père.

Rigg se retint de courir tout lui expliquer. Ce qui s’était passé, ses visions, tout. Pour qu’il comprenne enfin qu’il ne cherchait qu’à sauver Kyokay et avait risqué sa vie pour lui. Umbo le croirait, s’il pouvait seulement lui parler.

Les deux hommes firent mine d’entrer – ou, à leur posture, de bondir à l’intérieur – mais bougèrent à peine.

« Il n’était pas là lors de vos recherches, commença-t-elle. Je ne savais pas qu’il viendrait.

— Que tu dis, rétorqua le fermier.

— Que je dis, reprit Nox. Et vous savez aussi pouvoir me croire sur parole.

— Ah bon, et pourquoi donc ? demanda le forgeron.

— Parce que je m’acquitte toujours de mes dettes, répondit Nox. Même quand mes pensionnaires oublient d’en faire de même à mon égard. » Haussant le ton, elle appela : « Tegay !

— Inutile de crier », dit le cordonnier d’une voix éteinte. Les deux brutes firent un pas de côté pour les laisser l’un en face de l’autre.

« Pourquoi accuser l’enfant d’avoir tué ton fils ?

— Parce que mon fils Umbo l’a vu pousser Kyokay du haut des chutes.

— Il n’a rien fait, contesta Nox.

— Si, c’est vrai ! hurla Umbo, se rapprochant du porche.

— Je ne te traite pas de menteur, poursuivit Nox. Je dis simplement que ce que tu as raconté, ce n’est pas ce que tu as vu, mais ce que tu as déduit de ce que tu avais vu.

— C’est pareil, dit le forgeron.

— Umbo, lança Nox. Viens ici. »

Umbo recula pour aller se coller à son père.

« Il n’entrera pas dans cette maison tant que ce jeune assassin y sera ! prévint le cordonnier.

— Umbo, continua Nox. Dis-nous ce que tu as vu vraiment. Dis-nous la vérité, maintenant. Raconte-nous ce dont tu as réellement été témoin. »

Rigg savait qu’Umbo allait dire toute la vérité ; ce n’était pas un menteur. Il allait comprendre que Rigg n’avait voulu ni pousser ni jeter Kyokay, juste le sauver.

Umbo adressa à Rigg puis à Nox un regard fuyant, avant de lever les yeux vers son père. « Ça s’est passé comme j’ai dit. »

Rigg ne comprenait pas qu’il persiste dans son mensonge. Umbo craignait peut-être de changer sa version des faits maintenant. Ce n’était un secret pour personne : quand Tegay se mettait en colère, il tapait.

« Je vois, dit Nox. Tu étais censé veiller sur Kyokay, non ? Le protéger. Mais il a échappé à ta vigilance, c’est bien ça ? Il s’est enfui et, lorsque tu as atteint le haut du chemin de la Falaise, il était déjà sur les rochers. »

L’expression de Tegay changea. « C’est comme ça que ça s’est passé ? demanda-t-il à son fils.

— Kyokay ne m’a pas obéi, mais j’ai quand même vu ce que j’ai vu, insista Umbo.

— Alors voici ma question, continua Nox. Tu as remonté le chemin en courant, à bout de souffle. Tu devais regarder où tu posais les pieds et les mains pour ne pas tomber. Par moments, tu pouvais peut-être apercevoir les chutes, et voir ce qui se passait, mais pas tout le temps. Tu ne t’es pas arrêté pour regarder, si ?

— J’ai vu Rigg jeter Kyokay à l’eau.

— Alors que tu grimpais encore ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Et en haut, qu’as-tu vu ?

— Kyokay s’accrochait à un rocher, il pendait dans le vide. Rigg était à quatre pattes entre deux rochers, il essayait de frapper et d’ouvrir la main de Kyokay ! Ensuite, Kyokay est tombé. » Il éclata en sanglots à ce souvenir.

« Et après, qu’as-tu fait ? demanda Nox.

— Je me suis approché de la berge et j’ai ramassé des pierres pour les jeter sur Rigg.

— Tu voulais venger ton frère avec des pierres ?

— Rigg avait du mal à se relever. Je voulais le faire tomber à son tour. »

Rigg rageait d’entendre Umbo admettre qu’il avait essayé de le tuer. « Et tu as bien failli y arriver », dit-il.

Nox le fit taire d’un geste. « Umbo, tu as vu ton frère mourir d’une mort affreuse, en tombant du haut des chutes de Stashi. Tu penses savoir comment ça s’est déroulé d’après ce que tu as vu. Maintenant, laisse-moi te dire ce qu’il s’est réellement passé.

— Tu n’y étais pas, grommela le fermier.

— Toi non plus, alors tais-toi, dit Nox calmement. Rigg revenait tout juste de deux mois dans les bois. Il portait sur le dos toutes les fourrures récupérées par lui et son père. As-tu vu ces fourrures ? »

Umbo hocha la tête.

« Oui, tu les as vues, reprit Nox. C’est ce fardeau que Rigg était en train de jeter à l’eau lorsque tu l’as aperçu depuis le chemin de la Falaise. Ce n’était pas ton frère. Lui s’accrochait déjà au rocher. Rigg s’est débarrassé de ses fourrures pour pouvoir lui porter secours.