— Et beaucoup d’autres choses, plus que je ne pouvais en apprendre, déclara Nox. Mais nous ne passions pas des heures et des journées et des semaines entières ensemble à parcourir les bois, comme vous. Il n’a pas eu le temps de m’en apprendre autant qu’à toi.
— Je ne pensais pas Père aussi vieux. Pour qu’il ait pu t’apprendre tout ça quand tu étais jeune.
— Pourquoi, quel âge me donnes-tu ? demanda Nox.
— Plus que moi.
— J’avais treize ans et ton père – Bon Professeur, comme je l’appelais – m’a prise sous son aile pendant trois années avant de partir de Gué-de-la-Chute. Quelque chose l’attendait. On l’a vu revenir en te tenant dans ses bras. J’avais alors dix-sept ans.
— Père est parti, il est tombé amoureux, s’est marié, a fait un enfant et quitté sa femme, et tout ça en un an ?
— Un an et demi, corrigea Nox. Et qui te parle de tomber amoureux ? Ou de se marier ? Il a eu un enfant, toi, et t’a ramené ici. Et maintenant, te voilà avec une fortune en pierres précieuses, une lettre de crédit et la presque totalité de mes maigres économies à emporter. Tu vas partir aujourd’hui, avant la tombée de la nuit, et t’arrêter le plus tard possible.
— Pourquoi ?
— À cause des hommes qui croient encore à l’histoire d’Umbo et qui te veulent du mal. Je n’aurai pas la force de les retenir une seconde fois. »
Ils allèrent dans la cuisine, où Rigg l’aida à faire le pain. Elle prépara un sac de voyage avec un peu de fromage et de porc séché. Pendant ce temps, il cousit sa bourse lestée de quelques pièces d’argent et de bronze dans son pantalon. Elle refusa la pierre qu’il lui proposa en échange. « Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, ici ? Et chacune d’elles vaut cent fois ce que je t’ai donné. Mille fois, même. »
Pendant leurs préparatifs, Rigg repensa à son père et au fait que, malgré tous ses enseignements, il lui avait caché tant de choses tout en les dévoilant à Nox. Il acceptait difficilement que Père ait pu avoir si peu confiance en lui. En même temps, cela le rapprochait de Nox, car elle avait su garder ces secrets toutes ces années. Il était peut-être temps de lui en faire avouer quelques-uns. « Pourquoi l’appelles-tu Bon Professeur ?
— Je l’ai toujours appelé comme ça.
— Mais ce ne sont pas ses parents qui lui ont donné ce nom, quand même ? insista Rigg.
— J’ai eu des pensionnaires aux noms bien plus farfelus, tu sais, et que leur avaient donnés leurs parents. J’ai eu un Capitaine une fois, et un Docteur aussi, et une Princesse. Mais si tu préfères un autre nom, utilise celui sous lequel il a signé ce papier : le Voyageur. C’était son nom ici, avant que je ne le rebaptise Bon Professeur. Tu peux aussi l’appeler Garde-Murs, ou l’Homme en Or.
— Personne ne l’a jamais appelé comme ça, dit Rigg.
— Certains, si. Et sérieusement, en plus. Ça le faisait rire. Les noms vont et viennent. On t’appelle comme ça, puis autrement, puis c’est un autre qu’on appelle comme ça. Maintenant, laisse-moi me concentrer sur le pain, sinon je vais te faire une brique. »
Ce n’était pas grand-chose, mais déjà plus que Père ne lui en avait jamais dit sur lui.
Il restait trois heures de jour quand il se mit en route.
« Merci, dit-il sur le pas de la porte.
— Pour quoi ? demanda-t-elle, voulant couper court.
— De m’avoir prêté le peu d’argent que tu avais, dit Rigg. De m’avoir fait du pain. De m’avoir protégé de ces hommes. »
Elle soupira. « Ton père savait que je ferais tout ça, dit-elle. Autant qu’il te savait suffisamment futé pour arriver ici sans te faire attraper et tuer.
— Père ne savait pas que j’allais vouloir sauver un petit imbécile en haut des chutes de Stashi.
— En es-tu sûr ? l’interrogea Nox. Ton père en savait bien plus qu’il n’était censé en savoir.
— S’il connaissait le futur, rétorqua Rigg, il aurait évité ce fichu arbre. »
Rigg ne trouva rien d’autre à ajouter. Nox avait des invités à nourrir, la cuisine l’appelait. Il tourna les talons et partit.
Chapitre 4
Le sanctuaire du saint Voyageur
« Comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision ? demanda Ram à voix haute.
— Vous avez passé avec succès les procédures de test six années durant, répondit le sacrifiable.
— Ce que je voulais dire, c’est : comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision seul, sachant que c’est impossible, faute d’informations suffisantes ?
— Vous pouvez toujours me laisser faire », répondit le sacrifiable.
C’était vrai, tout était prévu. Si Ram mourait, gelait sur place, se broyait les os ou refusait tout simplement de décider, un sacrifiable prendrait le relais.
« Et alors, poursuivit Ram, quelle serait la vôtre ?
— Vous savez bien que je n’ai pas le droit de répondre à cette question, Ram, lui rappela le sacrifiable. Soit vous décidez, soit c’est moi qui décide. Mais évitez de me poser cette question. La réponse ne ferait qu’embrouiller un peu plus votre esprit. Que faire ? L’opposé, pour affirmer haut et fort la différence entre hommes et sacrifiables ? Ou la même chose et faire retomber la faute sur les sacrifiables, à qui vous n’avez d’ailleurs d’autre choix que de faire confiance, si les choses tournent mal ?
— Je sais, dit Ram.
— Je sais que vous savez, continua le sacrifiable, et je sais que vous savez que je sais. Et ainsi de suite, points de suspension… »
Ram le salua d’un petit rire. Les sacrifiables connaissaient son goût pour le sarcasme, avec modération bien sûr. Dans le cadre de leur mission de sauvegarde de sa santé mentale, ils en saupoudraient donc tous leurs propos d’une dose équivalente.
« Combien de temps avant la prise de décision ?
— Tant que vous voulez, Ram, indiqua le sacrifiable.
— Mais il doit bien y avoir un point de non-retour. Celui à partir duquel soit je rate la contraction, soit je nous mets pile dedans.
— Comme ce serait simple, répondit le sacrifiable. Sachez juste qu’après un certain temps la décision ne vous appartient plus. Mais personne ne vous dira s’il existe une décision prédéfinie ou un quelconque point de non-retour, pour ne pas vous influencer.
— Les données que nous recevons sont sans queue ni tête, se désola Ram.
— Une donnée ne possède ni queue, ni tête, ni parti pris, ni penchant naturel, Ram, débita le sacrifiable. Les ordinateurs font leurs calculs et publient leurs comptes rendus.
— Mais aucun des dix-neuf ordinateurs n’aboutit aux mêmes prévisions ! Comment suis-je censé interpréter ça ?
— En vous réjouissant du fait que la réalité est bien plus nébuleuse que les algorithmes intégrés dans ces logiciels.
— Hourra, dit Ram.
— Hein ?
— Je me réjouis.
— Ironie ou signe de dysfonctionnement cérébral ? s’enquit le sacrifiable.
— Question rhétorique, pointe d’humour ou signe de perte de confiance en moi ?
— Je n’ai jamais eu confiance en vous, Ram, répondit le sacrifiable.
— Ça fait plaisir.
— Pas de quoi. »
Ram hésitait encore entre le oui et le non lorsqu’il enfonça d’instinct son doigt dans le oui du moniteur de contrôle.
« Alors ça y est ? demanda le sacrifiable.
— Décision finale, répondit Ram. Et la bonne.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Advienne que pourra, une fois dans la contraction, on saura. Des milliers de voyageurs nous suivront, ou pas. Mais on n’apprendra rien en restant ici, ce serait une impasse pour tout le monde.