— Un modèle de discours, Ram. Il est déjà en route pour la Terre. On ne comptera bientôt plus vos admirateurs.
— Fermez-la. »
Le sacrifiable éclata de rire. Ce rire justifiait à lui seul la compagnie des sacrifiables. Programmé pour se déclencher pile au bon moment, durer juste ce qu’il fallait et terminer en un decrescendo parfait, il n’en dégageait pas moins cette chaleur bienveillante qu’un primate de la famille des hominidés était capable de ressentir au son d’un tel rire dans ces moments-là.
Rigg traversait les champs et les bois d’un pas vif, tous ses sens en alerte, à l’affût de la moindre trace. Personne ne pouvait lui échapper. Il repérerait les traces d’un jour ou deux à leur intensité tout juste diminuée ; celles de quelques heures, à leur luminosité éclatante. Elles lui indiqueraient une éventuelle embuscade.
Rigg serpenta quelques centaines de mètres entre les maisons depuis celle de Nox, pour rejoindre la route principale menant du Surplomb à l’ancienne capitale impériale, Aressa Sessamo. Des centaines de milliers de traces la suivaient, la plupart vieilles et ternes. Elles remontaient à une époque révolue, quand au sommet du Surplomb se dressaient une vaste ville et à son pied une florissante métropole, Gué-de-la-Chute. À peine quelques centaines de personnes empruntaient aujourd’hui cette route chaque année, contre des milliers autrefois.
Dans la tête de Rigg se bousculaient les morts de Père, de Kyokay et de l’étrange homme venu du passé. Son esprit tourmenté ne parvenait à s’attarder sur l’un d’eux, assailli par des images fugitives de chacun. Père ! – puis l’effrayant souvenir de la main du garçon prête à lâcher – et l’homme qui s’agrippe à lui et l’attire dans le vide.
En m’interdisant de le voir mourant, écrasé sous cet arbre, Père m’a protégé d’un insupportable souvenir. Mais mes nuits n’en seront pas moins hantées par d’autres.
Il la repéra en plein virage – une trace brillante, en travers de la route, remontant vers le talus pour se cacher à plat sous un épais buisson.
Il ne prit même pas la peine de ralentir, juste de se laisser dériver lentement de l’autre côté de la route. De plus près, il la reconnut pour l’avoir déjà suivie le long du chemin de la Falaise, et vue aussi flotter dans le dos du garçon qui faisait face à Nox sous son porche.
« Umbo ! appela-t-il. Si tu as l’intention de me tuer, sors de là. Les embuscades, c’est pour les traîtres, les assassins. Il faut me croire quand je te dis que je n’ai pas voulu tuer ton frère et que j’ai essayé de le sauver. »
Umbo sortit des fourrés. « Je ne suis pas là pour te tuer, dit-il.
— Tu semblés seul, observa Rigg, alors je te crois.
— Mon père m’a mis à la porte, expliqua Umbo.
— Pourquoi ?
— Il m’avait chargé de protéger Kyokay, rappela-t-il, avec dans la voix un mélange de douleur et de honte.
— Kyokay était intenable, même pour toi, tempéra Rigg. Ton père le savait. Pourquoi ne l’a-t-il pas protégé lui-même ?
— Si je m’amusais à lui dire ça… » Umbo en trembla.
« Descends de là, lui lança Rigg. Je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois être aussi loin que possible avant qu’il fasse noir. » Il passa sous silence le fait qu’il pouvait se repérer aussi bien de jour que de nuit.
Umbo dégringola la pente puis le rejoignit au petit trot. Il se planta devant lui. Pour l’instant, ils faisaient à peu près la même taille, mais ça ne durerait pas – Père était un géant, Tegay pas vraiment. « Je viens avec toi, si tu veux bien », dit-il.
Après avoir organisé son lynchage, Umbo voulait devenir son compagnon de voyage ? « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Tu sais comment vivre et voyager seul, plaida Umbo. Pas moi.
— Tu ne vas pas aussi loin que moi, répliqua Rigg.
— Si, reprit Umbo. Je n’ai nulle part où aller.
— Dans deux jours maximum, ton père s’en voudra. En attendant ses excuses, traîne aux abords du village. »
Rigg se rappelait cette fois où, complètement soûl, Tegay avait menacé de tuer son fils. Apeurés, Umbo et lui – ils avaient alors cinq ans – s’étaient enfuis dans les bois au bord de la rivière. Moins de six heures plus tard, Tegay errait en beuglant dans les rues, suppliant son fils de revenir.
« Cette fois c’est différent, affirma Umbo, très certainement en souvenir du même épisode. Tu ne l’as pas entendu. Tu n’as pas vu son visage. “Tu es mort”, voilà ce qu’il m’a dit. Son fils Umbo est mort dans les chutes en même temps que le frère dont il avait la garde. “Mon fils – lui – l’aurait sauvé, il n’aurait pas regardé un autre essayer de le faire avant de l’accuser à tort.”
— Donc si tu es là maintenant, c’est en partie à cause de moi ?
— Même s’il change d’avis, continua Umbo, pour moi c’est fini ici. J’ai passé ma vie à me soucier de Kyokay, à veiller sur lui, le protéger, le cacher, lui courir après, le dorloter. Plus que Père et Mère ne l’ont jamais fait. Mais maintenant il n’est plus là. Il était ma raison de vivre. Il ne se taisait jamais… je n’aurais jamais cru que ça me manquerait tant. » Il se mit à pleurer. Comme un homme, les épaules soulevées haut, le sanglot lourd, laissant les larmes inonder ses joues. « Par le saint Voyageur, finit-il par dire, tu n’auras plus fidèle ami que moi, Rigg. Oublie celui qui t’a causé du tort aujourd’hui. Dorénavant je serai à tes côtés, quoi qu’il arrive. »
Rigg ne savait pas quoi faire. Il avait déjà vu des parents sécher les larmes de leurs enfants, mais de toutes petites larmichettes de bébés secoués par des hoquets et des sanglots ridicules. Pour sécher les larmes d’un homme, il fallait le réconfort d’un homme. Rigg fouillait en vain sa mémoire à la recherche du bon mot ou du geste juste, quand Umbo se reprit de lui-même.
« Désolé de m’être laissé aller, s’excusa-t-il. C’est sorti sans prévenir. Merci de ne pas avoir essayé de me réconforter. »
Rigg poussa un ouf de soulagement. Il avait fait ce qu’il fallait : rien.
« Laisse-moi t’accompagner, insista Umbo. Tu es mon seul ami. »
Père parti et Nox restée derrière, Rigg se trouvait avec Umbo pour seul ami lui aussi. Enfin, un ami…
« Je voyage seul, déclara Rigg.
— Arrête tes bêtises, dit Umbo. Tu n’as jamais voyagé seul, tu étais toujours avec ton père.
— Maintenant, je voyage seul.
— C’est soit ton père, soit personne, si je comprends bien ? »
Rigg fit taire ses sentiments pour mieux réfléchir, comme Père le lui avait appris. Oui, il se sentait blessé et en colère et chagriné et gonflé de rancœur et d’amertume face à l’ironie de la situation, Umbo le suppliant de l’aider après avoir voulu sa mort. Mais tout cela était sans rapport avec sa décision.
Umbo est-il digne de confiance ? Il l’a toujours été, et semble abattu de m’avoir accusé à tort.
Ne s’épuisera-t-il pas sur la route ? Peut-être. Mais mes quelques pièces paieront bien quelques nuits à l’auberge au besoin.
Me sera-t-il utile ? Sur la route, deux solides jeunes gaillards valent mieux qu’un, c’est plus sûr. Si les nuits venaient à être incertaines, ils pourraient organiser des tours de garde.
« Tu sais cuisiner ? demanda Rigg. Moi, je sais attraper les animaux, mais crus, c’est pas terrible.
— Il va falloir que tu t’en charges, répondit Umbo. Je n’ai jamais cuisiné de viande. »