Rigg se désola d’un signe de tête. « Tu sais faire quoi, au juste ?
— Changer une semelle quand elle est trouée ou quand la couture a craqué. Si tu me fournis le cuir et la grosse aiguille, bien sûr. »
Rigg éclata de rire malgré lui. « Qui voudrait d’un cordonnier pour une expédition pareille ?
— Toi, lui rétorqua Umbo. En mémoire du bon vieux temps, quand je retenais le bras des garçons qui lançaient des pierres au petit sauvage qui vivait dans les bois. »
Rigg ne pouvait le nier, Umbo avait été son ange gardien pendant leurs toutes jeunes années, le seul à l’accepter parmi les gamins du village.
« Je ne te promets rien, dit Rigg, mais on peut commencer ensemble et chaque soir on fera le point sur ce qui a été ou pas. D’accord ?
— D’accord, accepta Umbo. D’accord. »
Rigg foula à grands pas le formidable flot d’anciennes traces remontant ou descendant la route, comme une rivière à double courant. Il repensait aux chutes de Stashi, au ralentissement soudain du temps, aux formes vivantes nées des traces. Celles-ci renfermaient donc en elles le souvenir de leurs créateurs, un souvenir susceptible de prendre forme. Une marée humaine l’entourait maintenant de toutes parts, l’emportant dans un sens et le freinant dans l’autre dans un chassé-croisé incessant.
« Tu es pressé ? s’enquit Umbo une fois revenu au petit trot à sa hauteur. Ou tu as changé d’avis et tu essaies juste de me larguer ? »
Rigg ralentit le rythme. Même s’il restait en deçà de celui imposé par Père lors de leurs sorties quotidiennes, peu d’adultes et aucun enfant de l’âge et de la taille d’Umbo ne pouvaient le suivre sans faillir. Si vigoureux fût-il, Umbo n’en restait pas moins un cordonnier de village. Ses jambes n’étaient faites ni pour ces pas de géant, ni pour de telles distances, et surtout pas pour tenir des heures et des jours comme ça.
Rigg faillit lui répondre aussi sèchement que Père dans ces cas-là : « Si tu peux tenir le rythme, tant mieux. Sinon, tant pis. » Qu’est-ce qui lui prenait de vouloir parler comme Père ? Rigg lui avait toujours reproché son refus catégorique de vouloir s’adapter à son âge et à sa taille.
Il leva le pied, une réponse moins abrupte, se calant sur un rythme « juste » soutenu, version Umbo.
Ils parlèrent peu pendant les deux heures précédant la tombée de la nuit. Ce silence avait quelque chose de gênant, qui ne s’arrangea pas quand surgit à l’esprit de Rigg l’image de leur inséparable Kyokay et de ses bavardages incessants.
La nuit devint finalement si noire que seul Rigg pouvait désormais y voir quelque chose.
« Il fait nuit, dit Rigg. Profitons-en pour dormir un peu.
— Où ça ? demanda Umbo. Je ne vois ni ferme ni auberge et je ne sais pas dormir en marchant.
— Ça s’apprend, répondit Rigg, se rappelant ses traques de nuit avec Père. Enfin, quelque chose entre dormir et marcher. Il faut être sacrément fatigué pour s’endormir debout sur ses deux jambes.
— Tu as déjà fait ça, toi ?
— Oui, répondit Rigg. Mais ce n’est pas très efficace, tu ne vois rien et tu tombes tout le temps.
— Ça a failli m’arriver trois fois en cinq minutes, là.
— On va un peu s’éloigner de la route, histoire de ne pas être vus si quelqu’un passe. »
Umbo acquiesça. « Bonne idée. À part peut-être celle qui consiste à quitter la route et marcher de nuit dans les ronces.
— On arrive à un embranchement », annonça Rigg. Il le voyait aux coudes que formaient les traces de récents voyageurs. Quelle que fût leur destination, toutes se suivaient avant de rejoindre la route principale. Il se garda de toute explication, ce qui l’aurait obligé à parler de ses dons à Umbo. Ce dernier ne demanda rien – sans doute Rigg connaissait bien le coin.
Au bout d’une dizaine de mètres dans les bois le long de la route, ils tombèrent par hasard sur un tout petit temple, ou un énorme sanctuaire. Ses murs étaient en pierre et son toit de bois plat couvert de végétation, pour garder l’intérieur bien au frais.
Aucune des traces y menant ne datait de plus de deux cents ans. Un sanctuaire récent.
« Le saint Voyageur, dit Umbo.
— Le quoi ? demanda Rigg.
— On jouait à ce jeu – toi, moi ou Kyokay, on disait qu’on était le saint Voyageur, et les autres devaient essayer de le pousser du haut de la falaise dans les chutes. Tu sais bien. »
Rigg ne voyait pas du tout de quoi Umbo parlait. Il s’en serait rappelé. Quel jeu horrible… s’amuser à se balancer du haut des chutes ! Si c’était le genre de jeu auquel s’adonnaient Umbo et Kyokay pendant ses absences, pas étonnant que Kyokay n’ait rien trouvé de mieux à faire que d’aller jouer les équilibristes au bord du précipice.
Umbo scrutait le visage de Rigg. « Ça ne va pas ou quoi ? demanda-t-il. C’est le saint du village.
— Quel saint ? s’étonna Rigg. Tu as juré au nom d’un saint tout à l’heure… c’est le même ? Le Voyageur ?
— Un homme béni, s’impatienta Umbo. D’un dieu. Ou, en tout cas, qu’un démon a épargné. »
Rigg avait déjà entendu parler de dieux et de démons, mais Père ne s’attardait jamais sur le sujet. « Certaines histoires de créatures divines ou démoniaques sont basées sur des faits réels arrivés à des hommes réels, lui avait-il appris. Le reste n’est qu’invention – pour effrayer les enfants, les faire obéir ou soulager les gens frappés par un malheur. »
Il fallait maintenant ajouter une autre catégorie : saint.
« Donc ce saint n’est pas un dieu, il a juste un ami qui en est un.
— Ou un démon qui le protège. C’est un peu son animal de compagnie. Ils vont chasser ensemble, des choses comme ça. Les gens ordinaires font tout pour rester à distance des dieux et des démons. On ne s’approche que des saints, qui sont très copains avec les tout-puissants. Mais tu le sais déjà, Rigg. Tu as suivi les cours de Hemopheron comme moi. »
Hemopheron, le professeur pour les garçons dont les parents pouvaient se payer les leçons. Rigg avait accompagné Umbo à certains de ses cours, jusqu’à ce que Père se moque de lui en faisant remarquer que si les professeurs cultivés enseignaient à Gué-de-la-Chute, ça se saurait. « Je t’apprendrai tout ce que tu as besoin de savoir », lui avait dit Père. Il ne l’avait pas fait au bout du compte. Ou à moitié. En fait, Rigg se demandait si Père ne lui avait carrément pas appris tout ce qu’il n’avait pas besoin de savoir.
« Suis-moi à l’intérieur, dit Umbo. On peut rester ici. C’est un sanctuaire pour voyageurs, comme tous les sanctuaires du saint Voyageur. Seule une profanation peut nous attirer une malédiction.
— Une profanation ? demanda Rigg.
— Genre faire pipi, expliqua Umbo. À l’intérieur, je veux dire. »
Ils se tenaient dans une obscurité presque totale, que seule venait déranger la clarté des étoiles à travers l’embrasure de la porte. Des murs. Un sol.
« Pour tout te dire, déclara Rigg, me coucher à même la pierre ne me fait pas très envie. Il ne pleut pas, je préfère encore dormir à la belle étoile.
— Mais…, commença Umbo.
— Tu seras bien ici, si c’est là que tu veux être, dit Rigg. Moi, j’ai l’habitude de dormir dehors.
— Tu rejettes l’hospitalité du saint ?
— Bien au contraire, dit Rigg, je préserve la sainteté du lieu. J’ai des petits problèmes de vessie. »
Umbo s’installa dedans pendant que Rigg faisait le tour du sanctuaire et s’installait à son tour, ratissant de ses doigts quelques brassées de feuilles terreuses en un lit aussi douillet que possible.
L’étrangeté de la situation l’empêcha de dormir. Rien d’étonnant à ce qu’il découvre ce lieu, il n’avait presque jamais voyagé sur la Grande Route du Nord. Mais toutes ces histoires de saints, de dieux et de démons… Rigg ne se souvenait absolument pas du jeu dont parlait Umbo. Les gens invoquaient les dieux et les démons sans trop y croire de toute façon. En même temps, de là à croire qu’une imprécation comme « Par le testicule gauche de Silbom », le juron préféré du forgeron, pouvait vous mettre sous la menace d’un terrible châtiment divin…