Umbo semblait pourtant persuadé que Rigg et lui avaient joué à ces jeux par le passé et que les saints étaient connus de tous, Rigg compris. Comment expliquer cela ? Comment expliquer que deux personnes ayant partagé les mêmes jeux toute leur enfance en gardent des souvenirs si radicalement différents ? Si seulement Père était là… À cette simple évocation, Rigg sentit les larmes monter. Pour les empêcher de couler, il ferma les yeux et pensa aux exercices de typologie que lui soumettait parfois Père. Rigg ne connaissait pas meilleur somnifère qu’une bonne plongée dans un univers fractal – on avait beau les explorer en long, en large et en travers, de près ou de loin, on leur découvrait toujours de nouvelles formes.
Il ouvrit un œil aux premiers rayons de l’aube. Il se sentait un peu raidi par le froid du petit matin – encore piquant, à en croire les nuages que formait son souffle. Il se leva et traversa la clairière dans l’autre sens, en direction d’un ruisseau d’où gargouillait une eau limpide. Il s’y rafraîchit et en remplit trois petites poches à eau, un autre héritage de Père. « Une mauvaise fracture est vite arrivée, et on ne sait jamais combien de temps il faudra attendre avant que quelqu’un ne passe.
— Toi, tu sauras me trouver, Père », avait répondu Rigg ce jour-là. Aujourd’hui, il y avait peu de chances. Et l’eau était maintenant pour deux.
Umbo était toujours couché quand Rigg retourna au temple. Il défit son paquetage et en sortit la nourriture préparée par Nox. Selon les règles du bon voyageur, d’avoir accepté Umbo comme compagnon signifiait également que la moitié des vivres lui revenait de droit. Rigg toucha à peine à la sienne. Il n’avait pas très envie de devoir s’arrêter pour chasser, surtout aussi près de Gué-de-la-Chute. Autant faire durer les rations le plus longtemps possible.
Il faisait grand jour lorsque Umbo émergea du sanctuaire en grognant, raide comme un piquet.
« C’est le sol en pierre, devina Rigg. Tu vas te réveiller tous les matins comme ça.
— Au moins, il y a des murs, dit Umbo.
— Et une porte qui ne ferme pas.
— Pas besoin, continua Umbo, le saint me protège.
— Et si des brigands décident d’entrer tuer tout le monde et de tout voler, qu’est-ce qui se passe ? Le saint Napapeur apparaît soudain à la porte et effraie la compagnie ?
— Le saint Voyageur ! corrigea Umbo, outré.
— C’est bon, je blaguais, dit Rigg.
— On ne plaisante pas avec le sacré, le sermonna son compagnon. Tu as à manger ?
— Tu n’as rien pris ? questionna Rigg, déjà certain de la réponse.
— Cette saucisse seulement, répondit Umbo. Ma sœur l’a glissée dans mon chapeau – elle m’a couru après et me l’a donnée. Père a dû lui mettre une belle fessée pour ça. S’il avait su pour la saucisse, il l’aurait tuée. Enfin, pas tuée, mais tu vois ce que je veux dire.
— On partage. Voilà ce que Nox m’a donné. La moitié est pour toi.
— Je connais les règles du bon voyageur, dit Umbo.
— Voici ta part. »
Umbo jaugea les deux morceaux.
« Elles étaient pareilles quand j’ai partagé, assura Rigg.
— Elles sont encore pareilles on dirait, non ? Tu n’as pas mangé ?
— Pas plus qu’il ne fallait. C’est mieux de rationner.
— Rationner pourquoi ? Pour que les animaux qui te retrouveront mort de faim se fassent un petit festin de fromage et de saucisse sèche ?
— J’ai assez mangé, affirma Rigg. C’est bon d’essayer de tenir plusieurs jours sur de petites rations, juste pour s’entraîner. Après, la sensation de faim te paraît presque agréable.
— Jamais rien entendu d’aussi débile », commenta Umbo.
Les sanglots frappèrent sans prévenir. Quelques secondes à peine – quatre spasmes du torse, un torrent de larmes. « Par le saint Voyageur, se reprit Umbo. Ça me prend dès que je pense à Kyokay. » Il se força à rire. « Imagine, si ça m’arrive devant quelqu’un.
— Et moi je suis quoi ? Une souche ? s’offusqua Rigg.
— Je voulais dire, quelqu’un qui ne comprendrait pas. Qui n’était pas là. »
Grâce à ce système de défense, Umbo pouvait faire le deuil de son frère tant qu’il voulait. Rigg aurait eu du mal à faire de même ; personne n’était là quand Père était mort. Mais il n’était pas d’humeur à discuter de ça. La route était encore longue, Umbo un piètre marcheur ; la dernière chose à faire était de se chercher des poux dans la tête dès le petit déjeuner.
« Mange, dit-il. Ou fais ce que tu veux avec cette satanée nourriture, mais fais-le vite. Le soleil est déjà haut, on a perdu plus d’une demi-heure et les voyageurs ne vont pas tarder sur la route.
— Parce qu’on doit les éviter ? s’étonna Umbo.
— Moi oui, répondit Rigg. Ceux de Gué-de-la-Chute, en tout cas. Qui me recherchent. Ou te recherchent, d’ailleurs. Et les inconnus qui arrivent en face, tu ne crois pas qu’ils vont se poser des questions s’ils voient deux gamins seuls sur la route ? Il faut se tenir prêts à sauter dans les bois au premier venu. Si je peux éviter de faire la causette, ça m’arrange.
— Beaucoup de voyageurs font étape à Gué-de-la-Chute, dit Umbo. Ça se passe toujours bien.
— Ils ne sont pas en position de force là-bas. S’ils le deviennent, une mauvaise idée peut très vite leur passer par la tête.
— Du genre ?
— Voyons… nous tuer, par exemple ? Ou nous mutiler. Ou nous voler le peu qu’on a. » Mieux valait qu’Umbo continue à ignorer l’existence des pierres précieuses et de la lettre de crédit. Le bon voyageur partageait son pain, pas son argent ni ses autres richesses.
« Je n’y avais pas pensé avant que… »
Rigg craignit qu’Umbo ne se remît à pleurer, mais il n’en fit rien.
« Tu sais, Umbo, tu as passé toute ta vie dans un village. Il n’y a pas plus sûr comme endroit, à moins évidemment que quelqu’un ne ligue les villageois contre toi en t’accusant de meurtre et qu’ils décident de te lyncher. »
Umbo détourna le regard. De honte ? De colère ? Rigg préféra clore le sujet. Encore un peu tôt pour en rire. Père aurait compris que tourner cette affaire en dérision était un moyen pour lui de mieux l’accepter.
« Écoute, continua Rigg. Moi j’ai grandi dehors. Mais dans la nature, pas sur des routes fréquentées. Quand on avait le dos chargé de peaux avec Père, on quittait toujours les routes en cas de rencontre, parce qu’elles nous auraient trop gênés pour nous battre ou simplement fuir. Il aurait fallu tout laisser sur place, au risque de se les faire voler. C’est juste une habitude, par sécurité. Pour tout te dire, je n’ai absolument aucune idée des dangers que nous réserve cette route, mais le mieux est de faire pareil. Si tu veux voyager avec moi, c’est la règle. Ça te va ?
— Cache-toi si tu veux, moi je reste sur la route.
— Ça ne va pas marcher, soupira Rigg, sans chercher à cacher son agacement. Si tu restes sur la route, il peut t’arriver des choses. J’ai pour devoir de protéger mon compagnon de voyage. Si je quitte la route, c’est pour éviter d’avoir à défendre quelqu’un. Donc, soit tu la quittes avec moi et tu te caches le temps que je te dis, soit on ne voyage pas ensemble. Chacun pour soi. C’est ce que tu veux ?