— Bien sûr que non, s’empressa de répondre Umbo. Je me suis mal exprimé. C’est juste que j’ai les os en compote et que l’idée de sauter constamment dans le fossé me réjouit à moitié. En plus, tu te déplaces aussi furtivement qu’une senoise, tu surprendrais un serpent. Moi, on dirait une vache qui a trop bu.
— Jamais vu une vache qui a trop bu, répliqua Rigg.
— Tu rates quelque chose, dit Umbo. Par contre, tu as intérêt à courir vite si on t’attrape en train de la faire boire !
— Bon, tu as fini de manger ? On peut y aller ?
— Oui », répondit Umbo. Il ramassa ses quelques affaires et partit le premier. Mais pas vers la route, vers le sanctuaire.
« Tu vas où, là ?
— Hors de question de partir sans rendre hommage au saint Voyageur ! C’est bien pour ça que tu t’es arrêté ici hier soir, pour le sanctuaire et la bénédiction du saint, non ? »
Inutile de discuter. Rigg suivit Umbo à l’intérieur.
Des fresques, invisibles la veille, naissaient à la lumière du jour, que laissait filtrer un petit évent ménagé dans le toit. Pas de simples décorations, comme ces broderies qui ornaient les robes des femmes à Gué-de-la-Chute. Non, de vraies figures humaines. Il était difficile de les distinguer avec précision, mais le même homme – ou du moins, la même silhouette portant les mêmes habits – apparaissait sur chaque mur.
« La vie du saint Voyageur, expliqua Umbo. Je te le dis, vu que tu n’as apparemment jamais entendu parler de lui. »
Rigg fit le tour de la pièce, la légende de saint Voy’ – Rigg adorait les petits noms – sous les yeux. Ici, deux enfants perdus retrouvaient les bras de leur mère soulagée. Là, un ours se faisait terrasser sous les yeux d’une famille en haillons avant d’avoir pu engloutir son lait de chèvre. Toutes sortes d’actes de bravoure et de bonnes actions s’étalaient sur les murs.
Enfants, pensa Rigg, on s’amusait à se mettre en scène un peu comme ça, dans ces « histoires de gentils et de méchants », comme on les appelait. Kyokay voulait toujours être le brigand, l’ours affamé ou l’ennemi, jamais celui qui se faisait sauver à la fin, même si c’était lui le plus petit. Mais il n’était jamais question de dieux.
Il préférait ne pas en parler à Umbo. Leurs souvenirs divergeaient tellement, à quoi bon.
« Alors, dit Rigg. Qu’est-ce qu’on est censés faire avant de partir ?
— Ce que tu fais, répondit Umbo. Regarder les aventures du saint Voyageur et avoir une pensée pour lui.
— C’est bon pour moi, alors.
— Sauf que tu as commencé au second panneau, observa Umbo. Tu as raté tout le début, lorsque le saint Voyageur rencontre son démon pour la première fois et découvre son pouvoir. Il peut faire disparaître les démons. Heureusement, sinon il ne servirait à rien.
— Il peut ? s’étonna Rigg. Il est encore vivant ? »
Umbo éclata de rire. « Pas que je sache, non. En tout cas, pas son corps. Certains pensaient que ton père était le saint Voyageur, tu savais ça ?
— Non, avoua Rigg. Nox m’a dit qu’on l’appelait parfois “le Voyageur”. Pour elle, c’était “Bon Professeur”. Mais “saint”, jamais.
— Jamais devant toi, expliqua Umbo. Mais à voix basse entre eux, tout le temps.
— On ne lui a jamais… » Il laissa sa phrase en suspens de peur que quelque chose de désobligeant ne sorte tout seul, comme : « On ne lui a jamais donné le nom débile de saint Vieux-Voyeur non plus. »
Il ravala sa salive et alla se poster sagement face au premier panneau. Il reconnut immédiatement les chutes de Stashi, en vue aérienne face à la falaise, à une quinzaine de mètres en retrait. Un homme pendait d’un rocher perdu sur la droite des chutes, éclaboussé de toutes parts (d’après ce que le peintre semblait suggérer du moins), tandis qu’une créature démoniaque agenouillée sur la pierre s’acharnait sur ses doigts.
Sur le même paysage de chutes, légèrement plus haut cette fois, apparaissait le même homme (d’après son costume) accroché au même rocher. Mais le démon avait laissé place à une masse indescriptible, et l’homme se hissait sur la roche à la force des deux mains.
« C’est l’histoire du miracle, dit Umbo. C’est la première fois que tu en entends parler ?
— Quel miracle ?
— Le démon l’a jeté du haut des chutes et le saint Voyageur s’est rattrapé d’une main à un rocher encore sec. Le démon s’est alors mis à lui écraser la main mais le saint a réussi à s’agripper à son bras, alors le démon lui a tordu les phalanges de toutes ses forces. Le saint Voyageur est souvent représenté avec deux doigts de la main droite pliés et écartés des autres. Mais c’est grotesque », raconta Umbo.
Rigg se moquait pas mal des doigts. Umbo ne voyait-il pas que cette peinture représentait exactement ce qu’il s’était passé la veille sur la falaise ? Mais comment aurait-il pu ? Il n’avait vu que son frère. Seul Rigg avait aperçu l’homme qu’il avait combattu, et essayé de traverser pour atteindre le bras de Kyokay.
Voilà mon homme. Un homme réel – mais revenu du passé, et qui y est reparti. Il n’est pas mort après que je l’ai perdu de vue. Lorsque le temps a repris son cours normal et que j’ai lâché ses doigts, il a dû croire à un miracle. Et lorsqu’il s’est hissé sur le rocher – quelle force quand même ! – j’étais déjà parti.
En attendant, quelque chose apparaissait bien sur le rocher. « Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda Rigg.
— Quelque chose qui n’est pas à sa place. Qui appartient à la suite de l’histoire mais qui a été mis là pour nous y faire penser et éviter de gâcher un panneau à l’expliquer. C’est une fourrure.
— Une fourrure ?
— Lorsque le saint Voyageur est arrivé au pied du Surplomb, il était frigorifié et apeuré. Il a descendu la rivière jusqu’à la grande vasque, là où la cascade s’écrase et forme une brume de gouttelettes. Coincée entre deux pierres se trouvait une fourrure, parfaitement apprêtée, n’attendant plus que lui. Laissée en tribut par le démon, bien évidemment, en reconnaissance des pouvoirs du saint Voyageur. »
Je me suis débarrassé des fourrures dans notre temps, pas dans le sien, pensa Rigg. À moins que… l’une des peaux est peut-être restée accrochée à un rocher là-haut, jusqu’à ce que le temps ralentisse et que je bascule dans le passé de l’homme. Ensuite seulement elle aurait été arrachée par le courant et…
La suite faillit sortir à haute voix, tout juste rattrapée par ces années de silence imposé par Père à propos de son pouvoir.
Pourtant, Père s’était bien confié à Nox, non ? Oui, parce qu’il la savait digne de confiance.
Moi aussi je peux faire confiance à Umbo. Ça m’arrange de le penser, en tout cas. Et si on doit voyager ensemble, comment lui cacher mon histoire de traces ?
Dois-je faire semblant de me perdre sur les routes et de jouer les surpris quand quelqu’un approche ou nous tend une embuscade ? Peut-être qu’Umbo n’est pas digne de confiance. Mais s’il l’est, autant tout lui avouer, pour le bien du voyage.
« Umbo, dit Rigg. Le démon, c’est moi. »
Umbo le regarda d’un air passablement irrité. « Euh, c’était censé être drôle ?
— Tu as bien dit qu’on s’amusait à se prendre pour saint Voy’, autrefois ?
— Pour qui ?
— Le saint Voyageur.
— Comment veux-tu qu’on reparte avec sa bénédiction si tu te moques de cet endroit, de lui et de tout ce qu’il fait pour les voyageurs ? »