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Rigg comprenait mieux l’insistance de Père à lui faire témoigner le plus grand respect pour les croyances des autres : « Rien ne fâche plus un homme qu’un autre qui pense sa vision du monde erronée. » Faire cette confidence à Umbo avait été une erreur. « Désolé, dit Rigg.

— Je ne crois pas que tu le sois, rétorqua Umbo. Et ça n’avait rien d’une blague non plus. Tu te prends vraiment pour un démon ?

— Je me prends pour un garçon de treize ans tout à fait ordinaire. » Rigg mit un terme à la discussion en quittant le sanctuaire. Si Umbo rembrayait sur le sujet, cette idée de voyager ensemble n’était peut-être pas si bonne, après tout.

Umbo s’attarda dans le sanctuaire puis sortit regrouper ses affaires, la mine renfrognée. Il semblait prêt à partir, mais prenait visiblement son temps avant de déballer ce qu’il avait sur le cœur.

Rigg s’apprêtait à lui dire que ce n’était pas très grave, qu’il pouvait repartir au village et le laisser seul, qu’il comprendrait… mais il n’en eut pas le temps. « Tu n’es pas ordinaire.

— C’est un compliment ou un reproche ? demanda Rigg.

— Désolé de m’être énervé comme ça. Tu comprends, je ne… personne ne critique jamais le saint Voyageur. Et personne ne l’appelle “saint Voy’” non plus. »

Rigg refusait de jouer ce jeu – la fausse excuse, pour mieux argumenter derrière.

« Crois ce que tu veux, dit-il.

— Le mieux pour moi serait de te laisser ici avant d’attirer la malédiction sur nous. »

Oh ! Alors comme ça, voilà le saint Voy’ prêt à nous jeter le mauvais œil maintenant, songea Rigg. Il garda cette réflexion pour lui.

« Ce n’est peut-être pas très sûr de voyager en ta compagnie, si tu continues à te moquer de lui comme ça, poursuivit Umbo d’une voix à la fois teintée de peur et de reproches. Mais après coup, je me suis souvenu de ton père, de sa façon de parler des saints et des démons, quand il m’enseignait… des choses. Tu parlais comme lui. »

Rigg revoyait maintenant Père partir avec Umbo pour de longues marches à travers bois et champs. Pas récemment, mais lorsqu’ils avaient huit ou neuf ans. Père lui enseignait des choses ?

« Si cela peut te consoler, je ne me moquais pas, affirma Rigg. Je prenais conscience de quelque chose.

— Que tu es un démon, se moqua Umbo. Tu n’en es pas un, je te rassure !

— Non, j’ai pris conscience que le démon représenté sur cette fresque du saint Voyageur n’en était pas un, expliqua Rigg. Et que moi non plus, donc. En revanche, c’est bien moi qui ai fait ce qui est décrit ici, et attribué au démon. Et avant que tu me sautes dessus pour m’étrangler, rappelle-toi que tu l’as vu de tes propres yeux.

— C’était il y a des centaines d’années », dit Umbo. Il avait du mal à contenir son impatience.

« Je ne mens pas et je ne blague pas, déclara Rigg. Quand j’étais là-haut avec Kyokay, c’est cet homme qui m’a empêché de le sauver. Je me suis précipité pour retenir ton frère et, soudain, il est apparu. » Inutile de compliquer davantage les choses par des révélations sur les traces et sur le fait qu’elles se soient matérialisées pour la première fois. « Je suis rentré dedans, ça l’a fait tomber.

— Je n’ai rien vu de tout ça.

— Je sais, observa Rigg. Je ne dis pas que tu l’as vu lui. Il était dans le passé. Je dis que tu m’as vu moi faire comme le démon dans la légende.

— Donc, lui était là il y a des centaines d’années et toi il y a deux jours seulement, et tu arrives à lui rentrer dedans et à le faire tomber à l’eau ?

— Exactement, acquiesça Rigg, sans prendre ombrage du ton moqueur d’Umbo. Il a été emporté par le courant mais s’est rattrapé au même rocher que Kyokay. Chacun à son époque, mais les deux l’un sur l’autre. Sa main recouvrait entièrement celle de Kyokay. »

Umbo leva les yeux au plafond, roula son chapeau et s’en cogna la tête, avec la saucisse et tout le reste.

« Attends un peu que j’aie fini avant de faire cette tête, dit Rigg. Ne me crois pas si tu veux, mais moi je sais que c’est vrai. Et si tu crois aux démons et aux saints et aux malédictions, ce que moi je trouve ridicule, pourquoi ne pas imaginer un instant que j’aie pu voir un homme du passé, et le toucher en essayant d’attraper le bras de ton frère ?

— Imaginer un instant…, répéta Umbo. On croirait entendre ton père.

— Qui était un imbécile et un menteur, c’est bien connu, donc autant ne pas croire tous ceux qui parlent comme lui. »

Le visage d’Umbo changea du tout au tout. « Non, dit-il. Ton père n’était pas un imbécile. Ni un menteur. » Il semblait désormais perdu dans ses pensées.

« J’ai commencé à lui écraser la main pour libérer celle de Kyokay. C’est alors qu’il m’a saisi l’autre bras. J’ai eu peur qu’il me fasse basculer – il faisait le double de mon poids, jamais je n’aurais tenu s’il avait essayé de remonter en se tenant à moi ! Alors j’ai entrepris de lui ouvrir les doigts l’un après l’autre. Deux doigts. Pour qu’il me lâche.

— Je savais bien que je t’avais vu ouvrir la main de Kyokay ! s’écria Umbo, à nouveau énervé.

— Non, c’est faux ! cria Rigg. Tu m’as vu faire ce geste, mais tu n’as pas pu me voir prendre les doigts de Kyokay, parce que je ne l’ai jamais touché. Je ne pouvais pas ! Le saint Voy’ était entre lui et moi ! Ce sont ses doigts que j’essayais d’ouvrir, et que tu ne pouvais pas voir parce qu’il est prisonnier du passé.

— Tu ne t’arrêtes jamais, hein ? dit Umbo.

— Je dis la vérité, persista Rigg. Crois ce que tu veux !

— Le saint Voy’ comme tu l’appelles, le saint Voyageur, était sur ces chutes il y a trois cents ans ! hurla Umbo.

— Père m’avait prévenu de ne jamais parler de ce que je sais faire, dit Rigg. Maintenant je comprends mieux pourquoi. Retourne chez toi, je continue seul.

— Non ! cria Umbo. Ne fais pas ça ! »

Rigg se força à recouvrer son calme. « Je ne fais rien de spécial, dit-il. Je t’ai raconté les choses comme elles se sont déroulées, tu me traites de menteur, nos routes se séparent ici, c’est aussi simple que ça.

— Ce que tu as dit à propos de ton père, dit Umbo. Garder pour toi les choses que tu sais faire.

— Oui, eh bien quoi ? Je ne fais rien.

— Si, tu fais des choses, et tu dois me dire quoi.

— À quelqu’un qui me traite de menteur ? Jamais ! s’exclama Rigg. Je préfère économiser ma salive.

— Je t’écouterai, je te le jure », dit Umbo.

Rigg comprenait mal son changement radical d’attitude – son envie subite d’écouter. Il n’en semblait pas moins sincère. Presque suppliant.

Les mots de Père résonnèrent en lui. « Ne te sens pas obligé parce que l’on te pose une question. » Il répondit à sa façon, par une autre question : « Pourquoi devrais-je te le dire ?

— Parce que tu n’es peut-être pas le seul à renfermer un secret que ton père t’a demandé de garder pour toi, dit Umbo à voix basse.

— Tu vas me dire quel est le tien alors ? demanda Rigg.

— Oui », répondit Umbo.

Rigg attendit.

« Mais toi d’abord », ajouta-t-il dans un tout petit filet de voix. Comme si soudain il n’osait plus rien faire. Comme si Rigg était devenu dangereux, et qu’il ne fallait pas l’offenser.