Père connaissait le secret d’Umbo, et ne le lui avait jamais dit. Peut-être était-ce la preuve que Rigg pouvait faire confiance à son ami.
« Je vois les traces, dit Rigg. Toutes celles laissées par les gens et les animaux. Enfin, je ne les vois pas vraiment. Pas avec mes yeux en tout cas, je sais juste qu’elles sont là. Ça peut être derrière un bois, une colline ou dans une maison. Même lorsque je ferme les paupières, je les sens là.
— Comme sur une carte ?
— Non. Plutôt comme… des traînées de poussière, des fils tissés dans l’air, comme une toile d’araignée. Certaines sont récentes, d’autres moins. Les humains laissent des traces différentes des animaux, et chacune a une couleur, enfin une sorte de couleur, qui indique son âge. Je peux connaître toute l’histoire d’un lieu, suivre une personne partout où elle a été. Je sais que c’est dur à croire, qu’on dirait de la magie, mais Père dit qu’il y a une explication parfaitement rationnelle là-dessous, bien qu’il n’ait jamais voulu me dire laquelle. »
Umbo écarquillait les yeux, mais en silence. Plus de moquerie, aucune accusation.
« En haut des chutes de Stashi, quand j’essayais de sauver ton frère, j’ai senti un changement. Les traces se sont soudain mises à ralentir. Je n’avais même jamais remarqué qu’elles bougeaient, mais là, j’ai pu voir qu’elles n’étaient pas de simples traces laissées par les gens – elles étaient les gens, et je lisais leur passé. Sauf que, jusqu’à présent, tout allait si vite que je ne m’en rendais pas compte.
— Puis tout s’est mis à ralentir…, commenta Umbo.
— Ou mon esprit à accélérer, reprit Rigg. En tout cas, les traces ont pris la forme d’êtres humains, qui répétaient les mêmes mouvements à l’infini. Quand je me suis concentré sur l’un d’eux en particulier, il s’est mis à marcher normalement. Je pensais qu’il n’était pas réel. Que c’était juste une vision, comme les traces. Je les traverse tout le temps sans problème. Et alors que je me penche vers le rocher, je lui rentre dedans et il tombe le nez en avant. Ce n’était pas une simple image mais quelqu’un de bien réel, de solide. Suffisamment solide pour que je puisse le faire tomber, frapper sa main et l’ouvrir. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Kyokay a lâché prise pendant que j’essayais. »
Umbo préféra s’asseoir. « Sais-tu pourquoi le temps a ralenti ? Pourquoi les traces se sont transformées en personnes réelles ? En saint Voyageur ? »
Rigg secoua la tête. Il n’avait pas l’explication mais, au moins, Umbo semblait le croire, maintenant.
« C’est moi qui ai fait ça, déclara Umbo. Tu aurais pu sauver Kyokay sauf que le temps a ralenti. Ça a fait apparaître le saint Voyageur. » Son visage était tordu de remords. « Je n’ai pas pu le voir. Comment savoir que j’allais le faire revenir du passé ? »
Rigg comprenait mieux pourquoi Umbo le croyait. Lui aussi possédait un don tout aussi étrange que le sien – un secret que Père lui avait défendu de dévoiler. « C’est toi qui as fait ralentir le temps ? comprit-il.
— Ton père l’avait remarqué, répondit Umbo. J’étais encore petit. C’est pour ça qu’il passait si souvent à l’atelier. Il m’en parlait. Au début, je pouvais juste ralentir le temps autour de moi – tu sais, histoire de jouer un peu plus longtemps. Je ne savais pas trop si je ralentissais le temps pour les autres ou si je l’accélérais pour moi. J’étais petit. Tout ce que je voyais, c’était les gens autour de moi qui bougeaient au ralenti et moi qui avais le temps de faire tout ce que je voulais. Parfois, ça ne durait que quelques minutes. Ton Père avait bien compris. Il m’a appris à ralentir le temps là où je le voulais et nulle part ailleurs. Pendant que je remontais le chemin de la Falaise, je me suis arrêté pour reprendre mon souffle, j’avais les jambes en feu. Et là, j’ai vu Kyokay tomber et… j’ai ralenti sa chute. J’ai presque réussi à l’arrêter, tu sais !
— Père ne m’en a jamais parlé, dit Rigg.
— Il n’était pas homme à trahir un secret, je crois. »
Même pas celui de l’existence de sa propre mère. Ça oui, il savait tenir sa langue.
« Tout s’éclaire ! s’exclama Rigg. Le fait que je ne me rappelle rien sur saint Voy’ par exemple. Ce n’est pas encore limpide, mais il y a au moins un début d’explication. Tordu, soit, mais c’est un début. C’est bien moi qui étais dans cette histoire. Jusqu’à ce que tu ralentisses le temps et que je pousse par accident l’homme du haut de la falaise, il n’était probablement jamais tombé du tout. Mais après cela, le passé a été modifié pour tout le monde. Voilà pourquoi tout le monde connaît cette légende, sauf moi. Parce que j’y étais, c’est moi qui ai fait tout ça. Mon passé est resté le même. Je ne pouvais pas m’en souvenir puisqu’il ne date que d’hier.
— Tu permets que je me cogne la tête un bon coup contre le mur ? intervint Umbo. Je n’y comprends rien à ton histoire. Excuse-moi, mais j’y étais aussi.
— Mais tu n’as pas ralenti le temps pour toi, expliqua Rigg. Tu n’as pas touché cet homme, moi si. Pourquoi ce sanctuaire en hommage au saint Voyageur sinon, un homme dont tout le monde connaît la légende selon toi, sauf moi ? Tout ce que le démon est supposé avoir fait, je l’ai fait et je m’en souviens. J’ai agi sur l’histoire et voilà pourquoi je m’en souviens telle qu’elle a réellement été, alors que les autres s’en souviennent telle qu’elle est devenue.
— Rigg, dit Umbo, je ne sais pas ce qui m’a pris de vouloir voyager avec toi. Continue à refaire l’histoire tant que tu veux, moi j’en sais déjà trop. J’ai ralenti le temps et ça a tué Kyokay. Tu comprends ça ? Tout le reste, tout ce qui a changé d’autre, je m’en fous !
— Je sais, dit Rigg. Moi aussi. » Mais à peine ces mots sortis, ils sonnaient déjà faux. En combinant leurs pouvoirs, ils avaient changé la face du monde malgré eux. Incapables de maîtriser le cours que prenaient les événements, ils n’avaient alors pu sauver Kyokay. Mais il était encore temps de comprendre. Il suffisait de recommencer.
Rigg attrapa Umbo par le bras et le traîna jusqu’à la route.
« Mais par le saint… pesta Umbo. Qu’est-ce qui te prend ?
— On va sur la route. La Grande Route du Nord. Les traces, il n’y a que ça, là-bas. Des centaines, des milliers même, si on pousse assez loin. Pas juste quelques-unes comme là-haut sur les chutes. Chacune d’elles est une personne. Je veux que tu ralentisses le temps suffisamment pour me permettre de les voir. Je vais te montrer que je ne raconte pas n’importe quoi.
— Mais pour quoi faire ?
— Pour voir si on peut arriver à maîtriser ce truc. » Une fois sur place, Rigg se posta au milieu de la chaussée. « Tu vois quelqu’un ?
— À part un farfelu nommé Rigg, personne.
— Ralentis le temps. Fais-le autour de moi, juste ici. Vas-y.
— Mais ça va pas, non ? Si les gens deviennent solides au moment où je ralentis le temps, ils vont te piétiner à mort par milliers.
— Seul celui sur lequel je me concentre prend forme, corrigea Rigg. En principe, du moins. Vas-y, ralentis le temps.
— Donc c’est toi qui fais ça, en te concentrant ?
— Oui, pendant que tu les ralentis, expliqua Rigg. Enfin je crois. Attends, je dépose la nourriture au bord de la route pour que tu puisses tout récupérer si je finis écrasé.
— Trop bien, s’exclama Umbo. Un repas gratuit pour un ami mort.
— Parce qu’on est encore amis ? s’étonna Rigg. Même si on n’a aucun souvenir commun ? Je n’ai jamais joué à saint Voyageur avec toi. Tout ce que je me rappelle, ce sont nos histoires de gentils et de méchants. Mais au moins, on se rappelle avoir joué à quelque chose ensemble, pas vrai ?