Père haussa les épaules : « Je sais tout.
— Un certain professeur m’a appris un jour qu’il n’y a pire imbécile que celui qui ignore son ignorance. » Rigg adorait ce petit jeu, notamment parce que Père finissait toujours par perdre patience et par lui intimer de se taire, un aveu implicite de défaite.
« Je sais que je sais tout car il n’est pas une question à laquelle je ne puisse répondre.
— Excellent, se réjouit Rigg. Alors réponds à celle-ci : connais-tu les réponses aux questions que tu ne t’es pas encore posées ?
— Je me suis déjà posé toutes les questions, répliqua Père.
— Cela signifie seulement que tu as arrêté de t’en poser de nouvelles.
— Mais il n’existe aucune nouvelle question.
— Quelle est la prochaine question que je vais te poser alors ? »
Père prit la mouche. « Toutes les questions concernant le futur sont sans intérêt. Je sais tout ce qu’il y a à savoir.
— C’est bien ce que je pensais. Tu prétends tout savoir sur tout, mais en fait, c’est du vent.
— Attention, pèse bien tes mots quand tu t’adresses à ton père et professeur.
— Je les ai pesés avec la plus extrême précision, continua Rigg en écho à l’une des phrases préférées de Père. Seules importent les informations qui nous aident à prévoir avec exactitude le futur. » Rigg se prit les jambes dans une branche basse. Ce n’était pas la première fois. Il était obligé de garder le nez en l’air pour ne pas perdre de vue la pinche, qui avait sauté de branche en branche. « Elle a traversé le ruisseau », dit-il avant de descendre vers la rive.
Le temps de franchir le cours d’eau, la conversation avait repris de plus belle.
« Puisqu’il est impossible de savoir quelle information servira à l’avenir, l’important est de tout apprendre du passé. C’est ce que je fais, poursuivit Père.
— Ce n’est pas parce que l’on connaît tous les types de temps possibles et imaginables qu’un phénomène complètement inconnu ne peut pas survenir, suggéra Rigg, ou que l’on sait s’il fera beau demain. Tu m’as tout l’air d’être à peu près aussi ignorant que moi.
— Suffit », décréta Père.
Gagné, jubila Rigg.
Quelques minutes plus tard, la trace de la pinche filait droit dans les airs. « Un aigle l’a eue, bougonna Rigg. Et bien avant qu’on ne commence seulement à suivre sa piste. C’est du passé ça, alors tu devais bien le savoir, non ? »
Père ne prit pas la peine de répondre. Il laissa Rigg remonter la berge en tête, puis les mener à travers bois jusqu’à leur point de départ. « Tu sais poser les pièges aussi bien que moi, ou presque, lui dit-il une fois arrivés. Alors vas-y. Retrouve-moi ensuite.
— C’est impossible, répondit Rigg. Tu le sais bien.
— Non, j’ignore une telle chose. Personne ne peut savoir ce qui est faux. On peut juste y croire jusqu’à avoir la preuve du contraire.
— Je ne peux voir ta trace, poursuivit Rigg, parce que tu es mon père.
— C’est vrai que je suis ton père, et vrai aussi que tu ne peux voir ma trace, mais qu’est-ce qui te fait croire que les deux sont liés ?
— L’inverse ne fonctionne pas : tu ne peux pas être mon père parce que je ne peux voir ta trace.
— As-tu d’autres pères ?
— Non.
— Connais-tu d’autres traqueurs tels que toi ?
— Non.
— Tu n’as donc aucun moyen de savoir s’il t’est possible de suivre la trace de tes autres pères, puisque tu n’en as pas. Et tu ne peux pas non plus demander à d’autres pisteurs s’ils sont capables de suivre celle des leurs, parce que tu n’en connais pas. Ce qui ne t’avance pas beaucoup pour comprendre pourquoi tu ne peux pas me suivre.
— Est-ce que je peux aller me coucher maintenant ? demanda Rigg. Je suis trop fatigué pour continuer.
— La pauvre petite cervelle de moineau, le piqua Père. Comment peut-elle se fatiguer aussi vite, cela restera à jamais un mystère, vu que tu ne l’utilises jamais. Comment me trouveras-tu à ton avis ? Avec tes yeux et ton cerveau, et non avec ton don extraordinaire. Tu repéreras mes empreintes, les branches cassées.
— Mais tu ne laisses jamais aucune empreinte et ne casses jamais aucune branche, à moins de le faire exprès, dit Rigg.
— Ah, poursuivit Père, tu es meilleur observateur que je ne pensais, finalement. Mais puisque je t’ai demandé de venir me retrouver après la pose des pièges, peut-être faut-il en déduire que je ferai tout pour te faciliter la tâche, non ? En laissant des empreintes et en cassant des branches, par exemple ?
— N’oublie pas de péter tous les dix pas aussi, suggéra Rigg, que je puisse te suivre à l’odeur.
— Et toi, pense à me ramener un joli gourdin pour que je te chauffe les fesses à ton retour, petit insolent. Maintenant file et termine avant que la chaleur ne devienne insupportable.
— Et toi, que vas-tu faire ?
— Ce que j’ai à faire, éluda Père. Tu le sauras le moment venu. »
Et ils se quittèrent.
Rigg posa les pièges avec application, bien conscient qu’il s’agissait d’un test. Tout était prétexte au test. Ou à la leçon. Ou encore à la punition, dont il devait tirer une leçon, sur laquelle il serait testé plus tard et qui donnerait lieu à une punition s’il échouait.
Je rêve d’une journée, une toute petite journée, sans test ni leçon ni punition. Une journée pour être juste moi et non ce que Père rêve de faire de moi, un grand homme. Qu’est-ce que j’en ai à faire moi, d’être un grand homme ? C’est Rigg que je veux être.
Même en s’appliquant de son mieux, posant un piège par bête, toujours le long des pistes les plus fréquentées, il ne lui fallut pas si longtemps pour en faire le tour. Il en profita pour se désaltérer, se soulager la vessie et les intestins, profitant au passage d’un autre bienfait de l’automne – les feuilles mortes. Puis il remonta sa propre piste jusqu’à la clairière où ils s’étaient séparés.
Impossible de savoir où Père était passé. Rigg l’avait bien vu partir mais, après plusieurs mètres dans la même direction, il dut se rendre à l’évidence : Père n’avait pas laissé la moindre empreinte ni cassé la moindre branche. Il semblait s’être volatilisé.
Bien sûr, songea Rigg. C’est un test.
Il marqua une pause et réfléchit. Peut-être veut-il simplement que je continue par-là, et qu’il n’a laissé son premier indice que bien plus loin. Une leçon de patience et de confiance, en quelque sorte.
Ou alors… Père a peut-être attendu de disparaître de mon champ de vision pour rebrousser chemin et repartir dans une tout autre direction, en marquant bien sa trace, mais il n’y a qu’en marchant à l’aveuglette que je tomberai dessus…
Bien entendu, après une heure à rayonner dans tous les sens, Rigg n’était pas plus avancé. Trop facile.
Il prit à nouveau le temps de la réflexion. Père a listé tous les indices possibles, c’est donc qu’il ne va laisser aucun de ceux-là. À moi de faire preuve de créativité et d’en imaginer d’autres.
Se rappelant sa blague un peu lourde sur les pets, il se mit à renifler l’air tel un limier, mais son flair à lui était bien incapable de repérer quoi que ce soit. Encore raté.
La vue et l’odorat n’avaient rien donné. Le goût semblait grotesque. Père avait-il décidé de mettre son ouïe à l’épreuve ?
Rigg décida d’essayer. Il demeura le plus immobile possible pour pouvoir s’imprégner des bruits de la forêt. Ce n’était pas qu’une question d’immobilité physique. Il lui fallait atteindre calme et concentration, de manière à pouvoir classer un à un dans son esprit chaque son perçu. D’abord prendre conscience de sa propre respiration, en faire abstraction, puis s’attarder sur les bruits environnants – les pas précipités d’une souris, les bonds aériens d’un écureuil, les couacs des oiseaux, les grattements d’une taupe.