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— Oui, confirma Umbo. Sinon je ne serais pas là à tes côtés, tête de cèpe. Et sans vouloir te vexer, nos après-midi saint Voyageur avec Kyokay, je m’en souviens comme si c’était hier. Tu adorais jouer le loup ou l’ours ou tout ce qui pouvait bien se faire massacrer par le saint. Tu étais là. Ce qui veut dire que tu es passé à un moment de ton existence par un monde où le saint Voyageur était connu et respecté de tous.

— Tu as raison, c’est compliqué, concéda Rigg. J’ai l’impression d’exister en deux versions, et de vivre la mauvaise. Je suis dans le monde de saint Voy’ même si je n’y ai jamais vécu, alors que mon autre moi, celui qui y a vécu, n’est plus là.

— Tout comme le moi, enchaîna Umbo, qui vivait dans le monde de tes histoires de gentils et de méchants, ou peu importe comme tu les appelles.

— Ralentis le temps, demanda Rigg. On verra bien ce qui se passe.

— Kyokay a trouvé la mort pour avoir voulu la défier sur un coup de tête. Réfléchis-y à deux fois, Rigg. Et ne reste pas là en plein milieu. Viens au moins sur le bord. Il y aura moins de monde.

— Pas faux, admit Rigg. Pas bête et pas faux. » Il s’éloigna du milieu de la chaussée puis se retourna vers Umbo. « Maintenant.

— Pas tant que tu me regardes, dit Umbo.

— Pourquoi ? Tu risques de perdre ton pantalon ?

— Là-haut, dans les chutes, tu ne me regardais pas, rappela Umbo. Regarde plutôt la route, ça t’évitera de te faire rentrer dedans.

— Je n’ai pas des yeux dans le dos non plus, Umbo. Que je regarde d’un côté ou de l’autre, une personne va forcément finir par arriver derrière moi et me traverser.

— Tu vas mourir.

— Possible, dit Rigg. Peut-être mon corps va-t-il disparaître de ce monde et réapparaître, mort, dans le passé. On me connaîtra dans cette autre dimension sous le nom du Spectre de l’Enfant Mort, et j’aurai un temple à ma gloire.

— Je te déteste, affirma Umbo. Je t’ai toujours détesté.

— Ralentis le temps », commanda Rigg.

La chose se produisit alors, comme ça, sans prévenir, alors qu’Umbo le fixait juste du regard. Aucun geste des mains, pas le moindre frémissement des lèvres, rien de semblable à ce que faisaient habituellement les magiciens croisés au hasard des villes.

Rigg se força à garder les yeux dans le vague – sans grande difficulté au vu de ce qui lui apparut. La route disparaissait en son milieu sous une masse de traces telle que Rigg remercia intérieurement Umbo de lui avoir conseillé de s’écarter. Leurs contours flous se précisaient au bord, suffisamment pour que Rigg puisse y distinguer des visages. Après quelques aperçus furtifs, Rigg parvint à en isoler un – un homme pressé, regardant droit devant lui. Son attitude transpirait l’autorité, ses vêtements – un costume d’un autre âge que Rigg voyait pour la première fois – l’opulence.

Il portait à la taille une ceinture d’où pendait une épée glissée dans son fourreau. De l’autre côté, une dague dans son étui, juste coincée.

Rigg lui emboîta le pas, tendit le bras, saisit la dague et la sortit d’un coup sec. L’homme le vit et fit mine de vouloir l’attraper ou de reprendre son bien, mais Rigg détournait déjà la tête, les yeux rivés sur une autre silhouette – une femme. Il hurla à Umbo : « Ramène-moi ! »

Les humains flous redevinrent instantanément de simples traces lumineuses. Rigg et Umbo étaient seuls sur la route.

Rigg avait toujours la dague à la main.

Il tenait là une pièce somptueuse, à en juger par la finesse avec laquelle était ciselé le métal de son manche et par les pierres précieuses serties çà et là, d’une qualité au moins égale à celles que lui avait léguées Père, mais d’une taille moindre. Une arme aux lignes pures, parfaitement équilibrée, que Rigg sentit destructrice dans sa main.

Elle appartenait au passé, mais il l’avait rapportée dans le présent.

« Cette dague, hésita Umbo, la fixant d’un regard mêlé de peur et d’émerveillement. Comment… tu as juste tendu le bras et, la seconde d’après, elle était là.

— Oui, et quand son propriétaire a essayé de me la reprendre, j’ai dû disparaître sous ses yeux. Comme le démon. »

Umbo s’assit dans l’herbe au bord de la route. « La légende du saint Voyageur… c’était vrai alors… sauf que ça n’était pas un démon. »

Une pensée vint soudain à l’esprit de Rigg et il éclata en sanglots, comme ça, sans prévenir, à l’instar d’Umbo avant lui. « Par l’oreille droite de Silbom, jura-t-il dans un moment de répit. Si j’avais pu détourner mon attention de lui, le saint Voyageur aurait disparu et Kyokay serait encore là. »

Ils se mirent à pleurer tous les deux, assis au bord de la route, conscients que leurs dons auraient pu sauver Kyokay s’ils avaient su les maîtriser.

Ou ça n’aurait rien changé et Kyokay serait quand même tombé, et Rigg avec. Oui pouvait dire si Rigg aurait pu le hisser d’un bras sur le rocher ? Qui savait si, après ça, les deux auraient été capables de sauter de roche en roche jusqu’à la berge ?

Les pleurs cessèrent. Ils restèrent un instant sans rien dire. Umbo rompit le silence d’un juron de charretier, se saisit d’une pierre et la jeta de rage sur la route. « Il n’y avait pas de démon. Juste nous. Toi, moi et nos pouvoirs. Le démon, c’était nous.

— C’est peut-être ça, les démons. Des gens comme nous, qui font des choses sans vraiment le savoir.

— Ce temple là-bas, dit Umbo. C’est un temple qui nous est dédié. Le saint Voyageur, c’était juste un gars ordinaire, comme celui à qui tu as pris la dague.

— Ben il était quand même un peu extraordinaire.

— Ferme-la, Rigg. On peut être sérieux cinq minutes ?

— Moi non, déclara Rigg.

— On va tout reprendre depuis le début, suggéra Umbo. On retourne dans le passé juste avant que ton père ne se fasse tuer, on l’arrête, on lui raconte tout, il ne se fait pas écraser, toi tu ne te retrouves pas en haut des chutes quand Kyokay…

— Trois très bonnes raisons pour ne pas faire ça, l’interrompit Rigg. Premièrement, si je n’y suis pas, Kyokay tombe. Deuxièmement, tu ne pourras pas mieux le surveiller car c’est moi qui subis le ralentissement du temps, pas toi, donc tu n’en sauras pas plus sur ce qu’il risque d’arriver et tu continueras à reproduire les mêmes erreurs qu’avant. Troisièmement, on ne peut pas revenir en arrière et parler à Père. Ou le détourner de sa trace. Impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que Père n’a pas de trace. Il était la seule personne – le seul être vivant – que je connaisse à ne pas en laisser.

— Tu es sûr ?

— J’ai passé dix années à voir, à sentir et à étudier les traces, alors tu peux me croire.

— Comment ça se fait ?

— Bonne question. Je crois qu’on sera d’accord pour dire que Père n’était pas un homme très ordinaire.

— Mais à quoi nous servent nos dons si on ne peut retourner dans le passé pour sauver Kyokay ? se désola Umbo.

— Tu demandes à qui, là, à un saint invisible, à un dieu ? Parce que moi, je n’en sais rien. Peut-être qu’on peut le sauver cette fois. Mais demain, qui te dit qu’il ne trouvera pas le moyen de se tuer autrement ?

— Parce que je serai là, affirma Umbo.

— Tu étais déjà là, lui rappela Rigg. Il était incontrôlable. Et en faisant ça, on risque de modifier des milliers d’autres choses sans le vouloir.