— Alors nos dons ne nous servent à rien, soupira Umbo.
— On a gagné cette dague, tempéra Rigg.
— Tu as gagné cette dague, rectifia Umbo.
— Et au moins, tu ne t’es pas souvenu subitement de tout un tas d’histoires sur des hommes surgissant de nulle part pour voler des armes tarabiscotées avant de disparaître, dit Rigg.
— Si Kyokay ne revient pas, alors tout ça ne sert à rien.
— Tout ça, reprit Rigg, le fait qu’on soit ici ensemble, à parler, à essayer de comprendre comment fonctionnent nos dons – tout ça est arrivé parce que Kyokay est monté en haut des chutes, que j’ai essayé de le sauver et que j’ai échoué. Si on sauve Kyokay, qui nous dit que tout ça existera encore ? Comment retourner le sauver si ça n’existe plus ?
— Mais tu m’as prouvé que tu pouvais changer le passé !
— Mais que des choses sans intérêt, précisa Rigg. Et pas comme je voulais réellement les changer. »
Umbo tendit la main vers la dague. Rigg la lui laissa. Umbo la sortit du fourreau et écrasa la pointe au bas de sa paume. Du sang gicla, baignant la lame.
Rigg la lui arracha des mains. Umbo fixait l’entaille, le sang qui s’en échappait. Rigg essuya la lame avec une poignée d’herbe encore mouillée de rosée, sans dire un mot. Il ne comprenait pas bien quelle idée avait pu lui passer par la tête. Il attendait une explication.
« Voilà, le passé est réel maintenant, dit Umbo calmement. J’ai été blessé par cette arme. » Il arracha à son tour une poignée d’herbe humide et la pressa contre l’entaille. « Ouille, ça pique comme une piqûre de guêpe.
— Maintenant tu comprends pourquoi ta mère t’a toujours dit de ne pas te gratter avec un couteau.
— Elle est intelligente, ma mère, dit Umbo. Même si elle s’est mariée avec un crétin de cordonnier colérique.
— On peut être sérieux cinq minutes ? railla Rigg.
— Moi non », affirma Umbo.
Ils rassemblèrent leurs affaires. Rigg sécha l’arme volée deux mille années plus tôt contre son maillot, la glissa dans son fourreau puis coinça le tout dans son ceinturon. Ils se mirent en route sur la Grande Route du Nord, vers Aressa Sessamo.
Chapitre 5
La taverne des bateliers
« Est-ce que ma décision de continuer a eu une conséquence quelconque ? demanda Ram.
— Oui, répondit le sacrifiable. C’est toujours vous qui dirigez le vaisseau. »
Ram se sentait passablement irrité d’apprendre que la décision n’avait finalement été qu’une simple mise à l’épreuve. « En gros, on continuait dans tous les cas ?
— Oui, répondit à nouveau le sacrifiable. C’est dans le programme de la mission. Ce choix ne vous a jamais appartenu.
— À quoi est-ce que je sers alors ? demanda Ram.
— À prendre les décisions après la contraction. On ne sait rien de ce qui arrivera après. Si vous aviez montré trop d’hésitation avant la contraction, on vous aurait déclaré inapte à prendre les décisions ultérieures.
— Et j’aurais été remplacé. Par vous ?
— Par le prochain membre d’équipage à être réveillé et testé. Ou le suivant.
— Mais alors, quand aura réellement lieu le saut ?
— Dans une semaine environ. Si on tient jusque-là. L’espace-temps fait des siennes à l’instant où je vous parle.
— On ne peut rien y faire ?
— Non, rien, Ram.
— Et si aucun membre d’équipage ne se montrait capable de prendre une décision, selon vos critères, que se passerait-il ?
— Nous fonctionnerions en autogestion jusqu’à destination.
— Nous… les sacrifiables ?
— Nous le vaisseau. Et ses ordinateurs.
— Mais un ordinateur ne donne pas son avis !
— C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles nous espérions tous que vous feriez le bon choix. »
Ram n’avait pas perdu une miette des derniers propos du sacrifiable. Les probabilités qu’il en ait trop dit malgré lui étaient nulles. « Qu’entendez-vous par “l’espace-temps fait des siennes” ?
— Nous générons continuellement des forces et des champs qui nous permettent d’infléchir le cours des choses. Mais elles n’évoluent pas comme prévu.
— Et quand aviez-vous prévu de m’en informer ?
— Quand vous me l’auriez demandé.
— Y a-t-il d’autres choses que je suis censé demander pour être tenu au courant de qui se trame ici ?
— Tout ce qui vous passe par la tête.
— Je veux savoir comment réagit l’espace-temps.
— Il toussote.
— Ce qui veut dire ? s’impatienta Ram.
— Que nous sommes confrontés à un flux temporel à régime quantique jamais observé ni même imaginé avant.
— Et donc qu’au lieu de nous offrir un plongeon progressif dans la contraction l’espace-temps s’est recomposé en une série d’intervalles discrets.
— Ça va secouer, Ram. »
Après trois semaines de route, les vivres de Rigg et d’Umbo étaient depuis longtemps épuisés. Les deux garçons passaient désormais le plus clair de leur temps à traquer du petit gibier pour subsister. Mais les dons de pisteur et les pièges de Rigg ne suffisaient pas toujours à rapporter la pitance de la journée. Dans cette partie du monde, les animaux se jouaient bien plus facilement de leurs prédateurs que sur les plateaux sauvages plus au sud.
C’est donc le ventre creux que les deux jeunes voyageurs s’approchèrent, Rigg en tête, d’un bâtiment dont les différentes dépendances remplissaient la trentaine de mètres séparant la route d’une rivière.
« Ça ne ressemble à rien, hésita Umbo.
— C’est tout ce qu’on peut s’offrir, contra Rigg. À condition qu’on puisse se l’offrir.
— Ça n’a rien d’une ville non plus », ajouta Umbo.
Rigg jeta un coup d’œil alentour. Bien que récents, les bâtiments qui constituaient les lieux n’en semblaient pas moins avoir été bâtis à la va-vite. Les uns sur les autres. L’endroit avait déjà grouillé de monde à en juger par le nombre de traces qui zigzaguaient sous les yeux de Rigg. « Si on mettait Gué-de-la-Chute au milieu, on ne le verrait même pas.
— Tu sais, ma notion d’un gros village a un peu évolué au cours de ces trois dernières semaines.
— Moi, c’est ma notion d’un gros repas qui a un peu évolué, dit Rigg. Si je pose quelques pièges, on aura peut-être un lapin ou un écureuil à se mettre sous la dent demain matin, mais rien de garanti. Ils doivent bien avoir quelque chose à manger, là-dedans. »
Alors qu’ils s’apprêtaient à pousser les portes de ce qui avait tout l’air d’une taverne, un groupe de riverains taillés dans la masse leur grillèrent la politesse avec diplomatie. « Cassez-vous, les queuneux. » Rigg avait entendu ce terme fuser plus d’une fois dans les villes qu’ils n’avaient pu éviter. En messe basse au début, puis lancé ouvertement, comme une insulte ou une moquerie. Le juron était peut-être blessant, mais Rigg n’avait pas la moindre idée de ce qu’il signifiait.
« Rentrons voir si les plats sont abordables, suggéra Umbo. Et si notre estomac peut les supporter. »
Un riverain tituba hors de l’établissement, lançant un juron par-dessus son épaule. Il tenta de dégager Rigg, qui lui barrait le passage bien malgré lui, d’un bon revers de main. Rigg esquiva mais bascula cul par-dessus tête, déclenchant les éclats de rire d’un groupe de badauds.
« On dirait que le queuneu aime la boue !
— Il essaie de se planter pour voir s’il pousse.