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— Hé, le queuneu, va don’ te laver !

— Les queuneux ça se lave pas.

— Eh ben on va lui mettre la tête dans la rivière pour lui montrer comment qu’on fait ! »

Umbo aida Rigg à se remettre debout et tous deux s’éclipsèrent à l’intérieur de la taverne. Rigg ne savait pas si l’homme avait réellement essayé de lui faire mal, mais il n’avait eu aucune envie de prendre le coup juste pour voir. Tous ceux qu’ils avaient croisés jusque-là étaient de vrais costauds. Même le plus frêle d’entre eux avait des bras de bûcheron et le torse épaissi par les heures de navigation à la rame ou à la perche. Rigg savait se défendre, même à mains nues – mais à un contre un. S’il leur prenait l’envie de s’y mettre à plusieurs, il se savait cuit. Cette simple pensée le glaça, et la porte désormais refermée entre eux et lui ne lui offrait qu’un bien maigre réconfort.

L’intérieur était plongé dans la pénombre – tous volets tirés pour le calfeutrer, les lanternes éteintes. Une dizaine d’hommes levèrent la tête dans leur direction. Une vingtaine d’autres continuèrent à fixer ce qu’ils avaient dans les mains, chope, bol ou cartes.

Rigg s’approcha du comptoir, où le tavernier – un homme plus carré d’épaules que le plus carré d’entre tous – s’affairait à remplir une demi-douzaine de bols d’un épais ragoût. La faim qui tenaillait Rigg depuis deux jours manqua de le faire défaillir à cette vue. Mais elle ne parvint pas à faire taire la peur qui l’avait saisi dehors, et avait redoublé dedans.

« On sert les hommes ici, pas les gamins, déclara l’homme, l’air plus las que mauvais.

— Ça fait trois semaines qu’on marche. On vient du Sud », commença Rigg.

L’homme se mit à rire. « C’est pas vrai ? C’est écrit sur votre tête !

— On a juste besoin d’un repas, continua Rigg. Si vous ne pouvez pas nous servir, peut-être pouvez-vous nous dire où trouver du pain et du fromage pour la route.

— Gamin et mendiant, railla le tavernier. Les deux engeances que je rêve d’éviter en me levant le matin.

— On n’est pas des mendiants. On peut payer, si le prix est correct.

— Les queuneux peuvent payer maintenant, première nouvelle, s’esclaffa le tavernier. Me demande bien combien. »

Umbo restait généralement silencieux dans ces moments-là, car Rigg était capable d’utiliser un langage plus châtié que celui de leurs interlocuteurs, et personne ne lui demandait jamais de répéter. Mais là, il sortit de son silence, excédé. « Queuneu vous-même. Qu’est-ce que ça veut dire, d’abord ?

— C’est un ancien terme pour désigner ceux qui viennent d’en amont de la rivière », expliqua le tavernier.

Umbo haussa les sourcils. « C’est tout ? On dirait plutôt une insulte.

— Eh bien, continua le tavernier, les queuneux sont pas vraiment connus pour leur intelligence ni pour leur façon de parler ou de s’habiller comme des gens convenables, donc ça n’a rien d’un compliment.

— On est suffisamment convenables pour ne pas pisser dans l’eau de la rivière que vous allez boire, s’énerva Umbo. Et nous, on ne traite pas les voyageurs du Nord de je ne sais quoi.

— Parce que vous n’avez aucune raison de le faire ! gloussa le tavernier. Maintenant montrez-moi votre argent avant que je vous foute à la porte. »

Rigg trembla à nouveau à l’idée que cet homme puisse faire de lui ce qu’il voulait. Plutôt que de tâter l’intérieur de la bourse cousue à même son pantalon à la recherche d’un petit valdejean, il en vida le contenu entier dans le creux de sa paume, pensant qu’il serait plus facile de le trouver ainsi. Mais le tavernier tendit la main au moment où Rigg ouvrait la sienne bien à plat et les deux se télescopèrent. Les pièces volèrent contre le comptoir dans un tintamarre effrayant, brisant net le silence pesant de la salle.

Le tavernier fronça les sourcils, scrutant les lieux du regard. Rigg ne se retourna pas. Il savait déjà que, derrière lui, trente paires d’yeux le regardaient, et que tous avaient fait leurs petits calculs dans leur tête. Il s’en voulait ; sa peur incontrôlée l’avait poussé à se précipiter, il aurait dû prendre le temps de trier tranquillement les pièces du bout du doigt dans sa bourse. De savoir que le mauvais sort n’avait fait qu’empirer un geste déjà fort maladroit transforma sa peur en panique totale.

Les mots de Père lui revinrent à l’esprit : « Ne laisse personne contrôler tes actes », ou : « Montre peu, mais parle moins encore. » Il espérait au moins ne pas transpirer la peur. Son cerveau restait muet quant à la suite à donner aux événements quand le tavernier balaya d’une main rapide la surface du comptoir, ramassant les pièces de l’autre. Il marcha ensuite au bout du comptoir et ouvrit une trappe.

« Suivez-moi », dit-il.

Rigg ne comprenait pas bien s’il leur demandait pour ce faire d’escalader le comptoir, ou d’emprunter un autre chemin. Le temps de saisir, une autre trappe s’ouvrait de leur côté, que le tavernier pointa du menton. Celle-ci menait vers une pièce minuscule meublée en tout et pour tout de deux chaises et d’une table encombrée de quelques livres et feuilles de papier.

Le tavernier posa les pièces sur la table. « Le mot “stupide” n’a jamais été aussi riche de sens que depuis votre arrivée, dit-il, exaspéré.

— Si vous ne m’aviez pas cogné la main, les pièces n’auraient pas volé comme ça », se défendit Rigg.

Le tavernier lui fit signe de se taire. « À qui avez-vous volé ça, et qu’est-ce qui vous fait croire que je ne vais pas vous dénoncer ? »

Ne laisse pas celui d’en face prendre le contrôle – il n’était peut-être pas trop tard pour appliquer ce principe. Plutôt que de se défendre contre cette accusation de vol, Rigg reprit la conversation là où elle s’était arrêtée. « C’est assez pour un repas et un lit alors ?

— Bien sûr que c’est assez, quelle idée !

— Sept rivières ont rejoint la Stashik depuis notre départ de Gué-de-la-Chute, dit Rigg. Elle est devenue si large qu’on peine parfois à distinguer l’autre rive, et il semble qu’à mesure que la rivière enfle les prix en font autant. Lors de notre dernière halte, un boulanger nous a demandé un valdejean pour un quart de miche de pain rassis et deux valderois pour une nuit sous son toit. »

Le tavernier secoua la tête. « Il vous a roulés dans la farine, c’est tout. Qui voudrait d’une pièce minuscule infestée de puces chez un boulanger ? Pour un malheureux pli, vous pouvez passer deux nuits chez moi, ou une seule et je vous rends cinq bouts. »

Rigg effleura les pièces des doigts. « Vous appelez ça un “pli” ? Et ça un “bout” ? » Rigg connaissait les noms de toutes les pièces – et même des tellement longs qu’aucune pièce n’en avait jamais été frappée – mais il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’après quelques semaines de marche seulement il puisse être perdu à ce point.

« Pourquoi, vous les appelez comment chez vous ?

— “Valderoi” et “valdereine”, mais on a vite arrêté de les nommer comme ça quand les gens ont commencé à se moquer.

— Je suis surpris que vous soyez encore en vie pour me raconter tout ça, dit le tavernier, vu la facilité avec laquelle vous étalez votre fortune sous le nez de tout le monde.

— C’est vous qui avez tout envoyé valdinguer, rétorqua Rigg. J’ai cm que vous l’aviez fait exprès. »

Le tavernier se passa la main sur le visage. « Je pensais que tu avais une pièce grand maximum dans ta bourse. » Il posa la main sur la tête de Rigg et l’amena à lui faire face. « Écoute, mon garçon, peut-être avez-vous réussi à traverser le Sud sains et saufs, mais ici vous êtes au bord d’une rivière, dans une taverne remplie de gaillards qui n’hésiteraient pas une seconde à vous balancer à l’eau pour délester vos poches de quelques bouts, sans parler d’un pli. Surtout si vous commencez à les agacer. À l’heure qu’il est, tout le monde sait que vous avez beaucoup d’argent, et pas beaucoup de cervelle.