Выбрать главу

— Ils n’ont pas pu voir, tenta de se convaincre Umbo.

— Et tu les crois sourds, aussi ? Chacun d’eux peut te donner le nom de chaque pièce tombée rien qu’à son bruit. »

Les choses devenaient plus claires pour Rigg, à présent. Les règles du jeu avaient changé. À Gué-de-la-Chute, une pièce restait à l’abri dans la poche ou dans la paume d’un homme, car il ne serait venu à l’idée de personne d’aller la lui voler. La richesse des uns ou la pauvreté des autres n’était un secret pour personne ; si quelqu’un se pointait les poches pleines alors qu’un autre s’était fait détrousser, il n’allait pas bien loin. Ici, dans un tel endroit, les riverains allaient et venaient, et personne ne connaissait personne. Ni vu ni connu, sans témoins les crimes restaient impunis, et les coupables voguaient déjà loin au petit matin – ou restaient simplement endormis dans leur bateau, leurs fidèles prêts à prouver leur innocence ou à empêcher quiconque de monter à bord.

Père l’avait prévenu : la donne change avec les kilomètres et plus la ville est importante, moins elle est civilisée. Il comprenait seulement maintenant. Les règles d’une civilisation ont beau être respectées par le plus grand nombre, il suffit d’une poignée prête à les transgresser pour que naisse le danger. « Il n’y a pire prédateur que l’homme, lui avait dit Père un jour, car il tue ce dont il n’a pas besoin.

— Comme nous, avait alors répondu Rigg. Nous laissons la viande sur place, la plupart du temps.

— Oui, car elle nourrit les charognards de la forêt, lui avait expliqué Père. Nous, ce sont les peaux qui nous intéressent.

— Je suis d’accord, c’est bien ce que je dis. Nous tuons comme tous les autres hommes », avait insisté Rigg. Père lui avait répondu sèchement : « Parle pour toi, mon garçon. »

Rigg pouvait désormais se faire sa propre opinion. « Pour moi, dit-il, celui qui nous a fait le plus de mal ici est encore le boulanger qui nous a roulés.

— Parce que vous n’avez pas encore franchi la porte de ma taverne. Ils n’oseront pas vous attaquer ici, mais je peux vous assurer que vous n’allez pas manquer de copains en sortant. Et vous serez chanceux s’ils se contentent de vous détrousser sans vous briser les os et vous taillader la peau.

— Mais comment font les gens pour sortir d’ici vivants, alors ? » murmura Umbo.

Le tavernier se retourna brusquement et le saisit par le crâne, la main plus autoritaire, cette fois. « Pour sortir d’ici vivants, deux garçons ne voyageraient jamais seuls, des adultes les accompagneraient. Ils n’iraient pas pieds nus et ne seraient pas habillés comme deux benêts de queuneux. Ils laisseraient la rivière à bonne distance et ne s’éloigneraient pas de la route ; ils marcheraient de jour seulement. Ils n’entreraient jamais dans une taverne. Ils ne sèmeraient pas leurs pièces sur un comptoir et n’emporteraient jamais plus que le strict minimum. Et si malgré tout il leur prenait l’envie de transgresser ces règles, ils ne resteraient en vie qu’à condition de tomber sur moi, et dans un de mes bons jours. Maintenant, la course va bientôt commencer. Ces rudes gaillards vont se lancer dans une nuit de beuverie et d’excès en tout genre, et j’ai bien l’intention de les délester de leur argent avec un minimum de casse. Vous, vous restez ici.

— Ici ? s’étonna Rigg. Et qu’est-ce qu’on va faire, ici ?

— Un sur la table, l’autre en dessous. Et vous essayez de dormir. Mais ne chantez pas, parlez à voix basse, ne montrez pas votre tête à la fenêtre, et ne…

— À quelle fenêtre ? intervint Umbo.

— S’il n’y en a pas tu n’auras pas de mal à m’obéir, répondit le tavernier. Une dernière chose : lorsque je verrouillerai la porte de l’extérieur, vous serez gentils de ne pas paniquer, crier à l’aide ou chercher à vous échapper, je ne vous fais pas prisonniers.

— N’est-ce pas exactement ce que vous nous diriez si vous vouliez nous séquestrer pour demander une rançon ?

— Si, dit le tavernier. Mais à qui ? » Il ouvrit la porte puis la referma derrière lui. Ils entendirent le cliquetis métallique de la clé dans le verrou.

En une seconde, Rigg était debout pour tapoter de la main haut sur le mur.

« Tu cherches la fenêtre ? s’enquit Umbo.

— Trouvée », répondit Rigg. Il pointa du doigt le dessus de la porte. Peut-être donnait-elle sur l’intérieur de la taverne, mais la seule chose qui filtrait pour l’instant par les lames craquelées de son vieux store était la lumière du jour.

« Comment as-tu deviné qu’elle ne se trouvait pas sur le mur extérieur ? demanda Umbo.

— Aux traces des artisans. Presque personne n’a grimpé aussi haut et les seules que je vois vont par là.

— J’ai l’impression que ton petit talent ne te permet de voir que ce que les gens ont fait, pas ce qu’ils vont faire.

— C’est vrai, admit Rigg. Et ton petit talent à toi, il va nous servir à quoi si on se fait attaquer ?

— Je ralentirai le temps, répondit Umbo.

— Si seulement. Ça, au moins, ce serait utile.

— Je crois encore savoir ce que je sais faire ! s’offusqua Umbo.

— J’y ai repensé, dit Rigg. Tu n’as pas ralenti le temps pour moi l’autre jour… je marchais à la même vitesse que l’homme que je suivais.

— Et à qui tu as fait les poches…

— Tu veux que je le retrouve pour aller lui rendre la dague ?

— Si je ne ralentis pas le temps, qu’est-ce que je fais selon toi, quand tu vois les traces se transformer en vrais gens ?

— Tu accélères mon esprit. »

Umbo leva les bras au ciel avant de tomber le derrière sur sa chaise. « Accélérer ton esprit, ralentir le temps, ça revient au même. C’est même ce que je répète depuis le début.

— Tu vis avec ce don depuis toujours, Umbo. Tu t’en es fait une certaine idée tout petit, et tu n’as jamais cherché à la remettre en cause depuis. Maintenant, réfléchis un peu. Lorsque tu as ralenti le temps autour de moi, et que je me suis mis à suivre ces autres personnes, qu’as-tu vu de l’extérieur ? Tu pouvais toujours me voir, non ?

— Oui.

— Est-ce que je marchais moins vite ? Plus vite ? »

Umbo rejeta la démonstration d’un haussement d’épaules. « Qu’est-ce que je fais alors ? Je fais bien quelque chose, puisque tu n’avais jamais pu voir tous ces gens avant.

— Oui, tu fais tourner mon cerveau plus vite. Tu accélères mon sens de l’observation, ma vision et ma compréhension des choses. Tous ces gens qui ont laissé leur trace sont toujours là, mais il n’y a qu’à partir du moment où mon cerveau accélère que je peux les distinguer. Et il faut que je me concentre pour pouvoir les toucher, leur prendre quelque chose ou leur faire lâcher ce satané rocher pour pouvoir sauver Kyokay. » À ces mots, Rigg sentit l’émotion l’envahir ; il se tut.

Umbo ferma les yeux et resta pensif un instant. « Donc je te rends plus intelligent ?

— Si seulement. Mais je vois et touche juste des choses que je ne pouvais pas voir ou toucher avant. »

Umbo acquiesça. « J’ai toujours vu ça comme un ralentissement du temps. Lorsque j’ai commencé à le faire, les gens disaient des choses comme : “Tout allait moins vite” ou : “Le monde entier a commencé à ralentir autour de moi.” Ils ne savaient pas que c’était moi, ils pensaient juste que quelque chose s’était… passé. Et c’est l’impression que ça me donnait à moi aussi. Puis ton père a entendu ma mère en parler. Il m’a regardé, et il a su que c’était moi. Ensuite, il a commencé à me prendre à part, pour m’entraîner à mieux le contrôler. Pour que je limite ça à une seule personne. Moi ou quelqu’un d’autre. Qui je voulais.