— En haut des chutes, tu as visé Kyokay et tu m’as pris aussi, par accident.
— Je n’ai jamais dit que je le maîtrisais à la perfection. Vous n’étiez pas tout près, Kyokay et toi, et je remontais la falaise en courant. La plupart du temps, je ne pouvais même pas vous voir. » Umbo posa les coudes sur la table et se prit la tête entre les mains. « Mais à quoi bon savoir ce qu’on fait, de toute façon ? Toi, tu vois le passé, moi, j’aide les gens à réfléchir plus vite, et ensuite, on fait quoi avec ça ?
— J’ai une dague.
— À la lame bien aiguisée », compléta Umbo en montrant sa paume. La balafre était encore rouge. « Tu crois pouvoir te battre contre un de ces hommes avec ? Et s’ils s’y mettent à trois ?
— Si tu pouvais vraiment accélérer mes mouvements, je pourrais me faufiler entre eux si vite que six seraient à terre avant même d’avoir compris ce qui se passe.
— Magnifique, dit Umbo. Et pendant ce temps, les autres cogneraient sur celui qui est planté sur sa chaise, moi. Et au premier coup, j’arrêterais de t’accélérer et tu te ferais attraper.
— Eh bien, dans ce cas, c’est aussi bien qu’on ne puisse pas le faire alors, non ? »
Un brouhaha filtrait par les murs depuis la salle commune de la taverne. Pas de disputes, juste des conversations. Nombreuses, vives et bruyantes. Mais dans une bonne ambiance, aux quelques mots que Rigg parvint à distinguer. Même les pires jurons sonnaient comme des blagues entre amis.
« Je ne lui en voudrais pas de nous apporter un petit quelque chose à manger, dit Umbo.
— Imagine que des gens viennent nous agresser dans notre sommeil. Mais nous laissent en vie, suggéra Rigg.
— Espérons.
— Plus tard, nous revenons et je retrouve le chemin qu’ils ont pris pour venir jusqu’à nous. Toi, tu ralentis le temps…
— Tout à l’heure tu disais que ce n’était pas ça…
— On a toujours appelé ça comme ça, l’interrompit Rigg, impatient. Tu fais ce truc, moi j’ai une masse à la main et alors qu’ils s’approchent de nous, prêts à nous frapper, c’est moi qui les frappe, chacun leur tour, en plein dans le genou. Dès qu’ils s’approchent. »
Umbo souriait. « Quand tu en auras deux ou trois par terre, à hurler de douleur le genou plié à l’envers, je te parie que les autres vont détaler comme des mare-becs !
— Et finalement, on ne reçoit pas un coup, dit Rigg. On s’en sort sans une égratignure. »
Umbo éclata de rire. « Mieux qu’une vengeance, on les prend de vitesse !
— Une chose m’échappe : comment ça fonctionne, tout ça ? demanda Rigg. Je veux dire, la seule raison de faire ça serait d’avoir été frappés. Mais si après on finit sans un bleu ni rien, on ne se rappellera même plus pourquoi on s’en est pris à des gars qui ne nous avaient rien fait. »
Umbo y réfléchit un instant. « Peu importe, répondit-il. Quelle importance que l’on s’en souvienne ou pas ? Il nous suffit de savoir qu’on ne l’aurait jamais fait sans une bonne raison.
— Mais si la seule chose dont on se sourient, c’est d’avoir explosé les genoux de ces gars à la masse, et pas pourquoi…
— Ne t’en fais pas pour ça, dit Umbo. Avec un peu de chance, ils nous tueront et on ne pourra même pas revenir pour les arrêter, et donc on ne se souviendra de rien, parce qu’on sera morts.
— Merci, ça m’aide beaucoup », bougonna Rigg.
Une idée germa soudain dans la tête d’Umbo. « Tu te rappelles avoir grandi sans histoires du saint Voyageur, pas vrai ? Donc tu te souviens des choses telles qu’elles se sont passées avant que tu ne les modifies.
— Et toi non.
— Du coup, c’est pratique, reprit Umbo. L’un de nous se remémore ce qui s’est passé avant, l’autre de ce qui s’est passé après. »
Quelque chose chagrinait Rigg dans le raisonnement de son ami, sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus. « Mettons que nous sommes attaqués, comme je le disais. Je n’oublie rien, les coups, tout ça. Je me souviens également de tout ce que l’on a fait après : où on s’est cachés, qui nous a aidés à nous remettre sur pied, notre retour ici pour nous venger. Mais toi, tu ne te souviens de rien. Tu te souviens juste de la nouvelle version, celle où ils s’approchent de nous, que certains tombent en hurlant avec le genou en miettes et les autres se sauvent en courant. Donc… tu n’es jamais allé nulle part te faire soigner, puisque tu n’as jamais été blessé. Où étais-tu pendant ce temps ? Et pourquoi revenir avec moi empêcher que quelque chose arrive, puisque tu n’en as aucun souvenir ? C’est absolument impossible.
— Je t’explique, dit Umbo. On se souvient des deux versions. Seulement, au moment précis où tu leur pètes les genoux, tu oublies une version, et moi l’autre.
— Ça ne colle toujours pas, le stoppa Rigg, parce que si on voit tous les deux nos agresseurs tomber et qu’on s’en va, il nous faut bien refaire ce que l’on avait fait avant, pour pouvoir revenir ici au bon moment pour leur péter les genoux. Et là, comment savoir quel est ce moment ? »
Umbo se courba en deux et commença à se balancer d’avant en arrière en tapant du front contre la table. « J’ai trop faim, je n’arrive pas à réfléchir.
— Et il fait trop froid pour dormir, renchérit Rigg.
— Et on a toujours le pouvoir de modifier le passé tous les deux, seulement, ce qu’on peut faire, on vient de démontrer qu’on ne peut pas le faire.
— Et pourtant on le fait.
— On est comme les plus inutiles des saints. On fait des miracles qui ne servent à rien.
— On sait faire ce qu’on sait faire, tempéra Rigg. C’est déjà pas mal.
— Explique-moi pourquoi on n’est pas allés se balader un peu dans le passé pour soutirer de quoi s’offrir la descente de la rivière en bateau alors ? »
Rigg s’allongea à même le sol. « Ouh là ! C’est froid.
— Remonte sur la chaise te mettre les fesses au chaud.
— On va mourir ici, gémit Rigg.
— Ça résoudra pas mal de problèmes. »
La porte s’ouvrit. Une matrone presque aussi large que le tavernier entra. Elle tenait dans une main deux bols fumants dont dépassaient deux cuillères.
« Tiens, en parlant de saints, dit Umbo. Voici accompli le miracle du bol plein.
— Je ne suis pas une sainte, le coupa la femme. Miche vous en parlera mieux que moi.
— Miche ? » répéta Rigg, les narines en émoi et les yeux rivés sur le ragoût. Elle déposa les bols sur la table. Rigg et Umbo sautèrent sur les chaises.
« Miche, mon mari, répondit-elle. Celui qui vous a enfermés ici plutôt que de vous jeter à la rue vous et votre argent, comme moi je l’aurais fait.
— Il s’appelle Miche ? s’étonna Umbo, la bouche déjà pleine.
— Et moi c’est Flaque. Pourquoi, vous trouvez ça drôle ?
— Non, mentit Rigg en étouffant un rire. Je me demande juste qui vous a donné ces noms. »
Elle s’appuya contre le mur, les regardant enfourner de grandes cuillerées de ragoût. « On vient d’un village du désert occidental. Chez nous, les enfants sont toujours baptisés avant le crépuscule, en fonction de ce que l’on fait, de ce à quoi ou de celui à qui on fait penser, ou d’un rêve, d’une blague ou que sais-je encore. On doit garder ce nom jusqu’à mériter notre nom de héros, ce qui n’arrive presque jamais. Miche ressemblait à une grosse miche de pain à sa naissance, d’après un voisin. Moi, je finissais toujours dans une flaque de quelque chose, de bave ou de vomi. D’où ce nom donné par mon père, que ma mère a tout fait pour changer en vain le jour de mon baptême. J’ai dû enfoncer pas loin d’une centaine de têtes dans le sol depuis, des gens que ça faisait rire. Ça ne me dérange pas d’en enfoncer deux de plus.