« Pas des voleurs, souffla-t-il.
— Ça, on le savait déjà », répliqua Umbo.
Un bruyant cliquetis se fit entendre dans la serrure. Il paraissait plus doux la veille au soir. Normal, avec les cris des soûlards d’à côté. Mais cette nuit, lorsque le quelqu’un avait ouvert la porte ?
Flaque entra, les mains vides. Elle s’arrêta net, le regard froid. « Mettez-vous quelque chose sur le dos et suivez-moi. Tout de suite. »
Rigg ne savait pas comment interpréter son attitude. Elle paraissait furieuse, et en même temps plus respectueuse que la veille. Elle les laissa se fagoter dans les couvertures sans regarder, puis s’écarta pour les laisser passer.
La salle commune était vide, à part Miche appuyé des deux mains sur le comptoir, raide comme un piquet. Sous ses yeux s’étalait un petit baluchon blanc. Au bout du comptoir, une pile de vêtements. Les leurs, d’après Rigg. Et encore sales.
Il s’approcha et vit quelque chose briller à la surface du baluchon dans la lumière de la pièce aux volets entrouverts. Des pierres précieuses de belle taille et de différentes couleurs. Dix-huit en tout.
« Où est la bleue claire, en forme de larme ? » demanda-t-il.
Flaque le contourna par-derrière jusqu’à la pile d’habits, qu’elle envoya valser jusqu’au milieu du comptoir. « Trouve-la toi-même. Que les saints nous foudroient si c’est nous. » Rigg examina immédiatement la ceinture de son pantalon, cousue serrée en autant de petits compartiments que de pierres.
Miche prit la parole en grommelant d’une voix sourde. « Qu’est-ce que ça veut dire, se balader avec autant d’argent, et jouer les crève-la-faim comme vous le faites ? »
Comme sa femme, il bouillait, mais ne leur en montrait pas moins de la déférence.
« Nous demander l’aumône, ajouta Flaque, alors que tout ce temps vous aviez ça dans les poches.
— L’aumône ? Jamais de la vie ! se défendit Rigg. On vous a même offert de l’argent – trop, si je me souviens bien.
— Et à vous entendre, vous alliez bientôt manquer, continua Flaque d’un ton maussade. Vous avez plus qu’il n’en faut pour cent ans. »
Rigg continua à faire courir ses doigts le long de la ceinture. Il la sentit enfin, prise dans les fils d’une couture verticale sous deux épaisseurs de textile. Il la sortit et la posa sur le baluchon. Pourquoi la cacher ? Si Miche et Flaque étaient des voleurs, ils n’auraient pas exposé les pierres comme ça, ils auraient juste feint la surprise. Ou les auraient tués dans leur sommeil.
« Je les tiens de mon père, expliqua Rigg. Il m’a demandé de les porter à un banquier d’Aressa Sessamo.
— Un héritage ? dit Miche. Si ton père est si riche, pourquoi tu t’habilles comme un pauvre ? »
Rigg n’avait pas besoin de traduction : Miche demandait s’il avait volé les pierres précieuses. Ou alors, il voulait juste comprendre ce paradoxe.
« On vivait dans la forêt, se justifia Rigg. De la vente de fourrures. Je porte ce que j’ai toujours porté – on n’a jamais eu besoin de mieux. C’est ce qu’il y a de plus adapté à ce que je faisais, de toute façon. Quant à l’héritage, la première fois que j’ai entendu parler de ces cailloux, c’était après la mort de mon père, quand la femme qui les gardait me les a donnés.
— Une femme plus que digne de confiance, s’étonna Flaque.
— Vous aussi, dit Rigg, sinon je ne les verrais pas étalés comme ça sous nos yeux. »
Miche poussa un grognement. « Pour tes quelques pièces, dit-il, n’importe qui aurait pu te tuer avant de jeter ton corps aux poissons. Mais un garçon qui garde de telles pierres avec lui, quelqu’un viendra forcément demander après lui un jour. Et un homme pourrait rapidement se balancer au bout d’une corde. Si on les trouvait sur moi, qui croirait que je les ai gagnées honnêtement ?
— Et qui me croira, moi ? contra Rigg. Une lettre adressée à un banquier les accompagnait.
— Peut-on la voir ? » demanda Miche. Le ton était poli mais ferme. Une manière de dire : Écartons tout doute sur-le-champ.
Rigg hésita. Et s’ils avaient dans l’idée de les lui voler et de se couvrir avec la lettre ? Il balaya cette éventualité. S’ils lui voulaient du mal, rien ne les arrêterait. Pourquoi ne pas supposer qu’ils lui voulaient du bien ? Ou pas trop de mal, disons.
« Je vais la chercher, annonça-t-il. Elle est dans mon sac.
— Non, envoie l’autre garçon, préféra Miche. Je veux que tu gardes les pierres précieuses bien en vue. »
Umbo lança un regard furieux à Miche, puis à Rigg. « Tu aurais pu me le dire, au moins, pesta-t-il.
— Te dire quoi ? J’ai partagé avec toi tout ce que je pouvais, mon argent, ma nourriture. Mais ça… l’occasion ne s’est jamais présentée de les dépenser ou de les échanger, à quoi bon en discuter ? »
Umbo lui tourna le dos et partit. Quelques secondes plus tard, le sac atterrissait dans les bras de Rigg.
Celui-ci le posa sur un tabouret et en sortit la lettre, qu’il coucha à plat sur le comptoir.
Miche la parcourut en fronçant les sourcils. Flaque la saisit et la lui arracha des mains. « Par tous les saints, Miche, tout le monde sait que tu lis aussi vite qu’un aveugle. » Elle la parcourut de haut en bas, ponctuant sa lecture de frémissements des lèvres et de raclements de gorge. « Un faux, de toute évidence », conclut-elle.
Miche se raidit. Il fixa Rigg.
Rigg ne doutait pas une seconde de son authenticité ; et même dans le cas contraire, qui était Flaque pour juger ? « Si c’est un faux, je n’en suis pas l’auteur, dit-il. Celle de qui je la tiens m’a affirmé que c’était mon père qui l’avait rédigée. Il ne me l’a jamais montrée de son vivant, mais je reconnais son écriture. » Rigg observa Flaque. « Et vous, vous la connaissez, son écriture ?
— Pas besoin, répondit-elle. C’est signé “le saint Voyageur”. Pourquoi pas “le Grand Anneau”, pendant qu’on y est ?
— Ce serait complètement stupide, et ce n’est pas le genre de mon père, dit Rigg. Relisez la signature. »
Flaque s’exécuta à contrecœur, articulant plus distinctement. « Ah, dit-elle. Exact, c’est “le simple Voyageur”, pas “le saint Voyageur”. Mais ce n’est pas un nom non plus.
— C’est l’un des noms de son père, intervint Umbo.
— Et son vrai nom, c’est quoi ?
— Il n’avait que des vrais noms, on utilisait l’un ou l’autre », expliqua Umbo.
Ils se tournèrent vers Rigg. « Moi, je l’ai toujours appelé “Père”, expliqua-t-il.
— De quel droit vous permettez-vous de dire si c’est un faux ou pas, d’abord ? demanda Umbo. Elle ne vous est pas adressée. Elle est adressée à un banquier d’Aressa Sessamo. C’est donc à lui et à lui seul que nous allons la remettre. Rendez-moi ça. »
Umbo ne manquait pas d’air de demander à quelqu’un de lui « rendre » ce qui ne lui avait jamais appartenu. Mais Flaque céda et lui remit la missive.
Umbo la lut rapidement – l’instituteur de Gué-de-la-Chute avait bien fait son travail – et la passa à Rigg.
« Comme ça, ton père s’invente des noms et signe des documents officiels avec ? commenta Flaque. Tu sais déjà ce que je pense des gens qui se cachent sous de fausses identités.
— Peu importe ce que tu penses du père mort de ce petit, intervint Miche brusquement, s’attirant les foudres de sa femme. Je les crois, lui et sa lettre, et que son père ait gagné cet argent honnêtement ou non, le fils n’a sûrement rien à se reprocher.