— Si le banquier sent qu’on lui ment, dit Rigg, il ne croira jamais que les pierres sont à moi.
— On lui dira toute la vérité qu’il a besoin d’entendre. Les mensonges, on les réserve aux curieux sur la route, s’ils s’étonnent de nous voir habillés différemment. Et de t’entendre parler bien mieux que mon fils.
— Il ne parle pas mieux que moi ! protesta Umbo.
— Tu dois être sourd alors, dit Flaque. Le petit Rigg ici présent semble avoir été bien sage à l’école. Écoute un peu cette diction parfaite.
— Moi aussi j’ai été à l’école ! continua à s’indigner Umbo.
— Je voulais dire, pas une école de queuneux, précisa Flaque. On reçoit des voyageurs comme ça, de temps à autre. Tu n’entends vraiment pas la différence ?
— Il parle comme son père, dit Umbo. Vous vous attendiez à quoi ?
— C’est ce que je dis, confirma Miche. Toi tu parles comme un queuneu, et lui comme un petit écolier qui se mouche dans la soie. Il sent l’argent.
— Eh bien, moi, je préfère rester qui je suis, décida Umbo.
— C’est bien pour ça que je te fais passer pour mon fils, dit Miche. Et lui pour mon riche neveu, alors pourquoi discuter ? C’est moi qui parlerai de toute façon. Interdiction de l’ouvrir si on s’adresse à vous, vous me regardez et c’est tout. Compris ?
— Compris, acquiesça Rigg.
— C’est complètement stupide, décréta Umbo.
— On voit que ce n’est pas ton argent, dit Flaque.
— Ni le vôtre, que je sache, riposta le garçon.
— Il ne lâche jamais, celui-ci, grommela Miche.
— C’est à ça qu’on reconnaît les vrais amis, souligna Rigg.
— C’est en partie le nôtre, continua Flaque à l’intention d’Umbo. En échange des vêtements que nous allons vous acheter, des traversées qu’il va falloir payer, du manque à gagner dû à l’absence de Miche et des videurs qu’il va falloir embaucher en son absence pour maintenir l’ordre dans notre maison. Si nous ne tirons pas un profit équitable de ce beau et noble geste à votre égard, alors mon mari n’est qu’un crétin et vous deux, deux sacrés pingres.
— Vous serez payés comme il se doit, assura Rigg. Et soit dit en passant, Umbo s’exprime comme tout garçon éduqué à Gué-de-la-Chute. Père m’a appris différents accents, et différentes langues, voilà tout. Chez moi, je parle comme Umbo, mais j’imite les tournures d’Aressa Sessamo depuis la semaine dernière, car les gens semblent mieux me comprendre. Et ils se moquent moins, aussi.
— Pas étonnant, commenta Miche. C’est la cité impériale. Ton père avait de grands projets pour toi, on dirait. »
Rigg en avait plus d’une fois voulu à Père de le forcer à apprendre ce dont il n’avait pas besoin – sans se douter à l’époque que sa vie dans les bois touchait presque à sa fin. Père, lui, le savait, et l’avait secrètement préparé à vivre un avenir qu’il s’était bien gardé de lui dévoiler, en en faisant un garçon capable de se faire comprendre partout. En lui enseignant des tas de choses sur l’astronomie et la physique également, qui lui serviraient peut-être un jour aussi. Se servir du fait que le Grand Anneau se composait de poussière et de minuscules pierres en orbite autour du monde, dont la lueur nocturne était due à la réflexion des rayons du soleil… ça, ce serait quelque chose !
Ils passèrent chez le tailleur le matin même ; le soir, ils étaient livrés. Deux tenues chacun, de textiles différents. « Pourquoi deux ? demanda Umbo.
— Pour ne pas te retrouver cul nu quand tu en laveras une, lui expliqua Flaque. “Laver”, ça te parle ? »
Rigg intervint avant que la discussion ne dégénère.
« Je peux défaire une couture pour y glisser les pierres ? Et si oui, de quel pantalon ? Si je porte le mauvais et que je me fais voler l’autre ou que je dois me sauver en courant, ça va être la panique.
— Les pierres ne sont pas si grosses, suggéra Umbo. Pourquoi tu ne les gardes pas dans ta poche, dans un petit sac ? »
Miche s’y opposa catégoriquement. « Les voleurs à la tire prennent tout ce qu’ils y trouvent. Si tu as envie de te débarrasser de quelque chose, mets-le dans ta poche.
— Je pourrais te coudre un ruban, suggéra Flaque. Tu le porteras à la hanche, bien serré. Et tu y pendras un petit sac coincé dans le pantalon, sous ton nombril. Si on le voit, on pensera que c’est ton attirail de petit bonhomme.
— Tes bijoux de famille », pouffa Umbo, content de sa blague.
Rigg crut déceler à ce moment dans les yeux de son ami un je-ne-sais-quoi, une émotion qu’il ne lui connaissait pas. Il ne m’a pas complètement pardonné pour la mort de Kyokay, songea-t-il. Avant, c’était différent, il ne savait pas pour les pierres précieuses. Les torts étaient partagés. Aujourd’hui, j’ai changé à ses yeux, je suis devenu le gosse de riche qui lui a caché des choses.
Pourquoi lui faire confiance ? doit-il se dire. Est-ce que ça veut dire que moi non plus, je ne dois plus lui faire confiance ?
La descente en bateau vers O leur prit quatre jours. Le capitaine accueillit leur réservation d’un « Pèlerins ? », que Miche expliqua en leur disant que des milliers d’entre eux se rendaient chaque année à la Tour d’O. Au capitaine, il livra la version convenue. Rigg se rendit compte que la partie sur les « hommes de son père » faisait son petit effet. Pour le capitaine, le message était clair – on est attendus, et pas chez n’importe qui. Il veillerait à ce que rien ne leur arrive durant la traversée.
Voyager en bateau fut un régal, au début du moins. Le courant faisait tout, les membres d’équipage presque rien. Ils étaient là pour le retour, pour remonter le courant à grands coups de perche et de rame. Pour l’heure, on les voyait se prélasser sur le pont ; Miche, Rigg et Umbo les imitaient sur le toit de la cabine principale, où les passagers étaient tenus de rester.
Rigg ne tarda pas à avoir des fourmis dans les jambes. Du temps de Père, jamais il n’avait été autorisé à rester allongé une journée complète – même malade, ce qui était rare. Umbo, lui, semblait plutôt content. Miche, carrément aux anges, somnolant jour et nuit, dès que l’occasion se présentait.
Ce fut au cours d’une de ces nombreuses siestes, alors que Rigg tournait en rond autour du corral – comme il appelait la petite plateforme ceinte d’une barrière qui y ressemblait étrangement – qu’Umbo vint le trouver. « Tu as la bougeotte, on dirait.
— Rester immobile, ce n’est pas mon truc. Ce n’est pas donné à tout le monde, d’être paresseux.
— Bon, et qu’est-ce que tu vois ? Des traces sur la rivière ? Hormis les dérangés du cerveau, les gens ne marchent pas ici, ils restent assis tranquilles. J’imagine qu’ils ne laissent pas de traces.
— Si, répliqua Rigg. À partir du moment où ils bougent dans l’espace, ils en laissent une.
— Très bien, deuxième question alors. À l’école, on m’a appris que notre monde était une planète en mouvement, comme le soleil. Donc, quand ce monde bouge, pourquoi ne laissons-nous aucune trace dans l’espace ? Imaginons que le monde est ce bateau. Même si nous restons immobiles, nous devrions en laisser dans l’air puisque le monde nous déplace, de la même manière que ce bateau nous déplace, même lorsque nous restons assis. »
Rigg ferma les yeux pour mieux visualiser la scène – le monde, l’espace, des traces un peu partout.