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« Nous devrions, oui, finit-il par répondre. Mais ce n’est pas le cas. C’est tout ce que je peux te dire. Les traces marquent le passage des individus sur terre ou sur l’eau. J’imagine que quelque chose maintient ces traces à l’endroit exact du Jardin où ils sont passés, peu importe quand. Peut-être la gravité. Je ne sais pas. »

Au silence d’Umbo, Rigg pensa la discussion terminée. Il réfléchissait juste à la prochaine question. « Tu crois qu’on peut faire quelque chose sur ce bateau ? demanda-t-il. Tu vois ce que je veux dire… s’entraîner un peu ?

— Ça va être difficile, répondit Rigg. Les bateliers se demanderaient ce que j’ai à marcher comme ça à droite à gauche. Et puis, comme je t’ai dit, il n’y a pas de traces ici, elles planent toutes au-dessus de l’eau, là où les autres bateaux sont passés. Les nôtres aussi flottent derrière nous, pile à cette hauteur.

— Justement, c’est encore mieux. Tu attends qu’une trace traverse la plateforme et hop, tu fais ton truc.

— Et quoi exactement ? Je pousse à l’eau un pauvre gars qui est passé là il y a cinq cents ans ? S’il ne sait pas nager, c’est un meurtre. »

Umbo soupira. « Je sais pas quoi faire, ça m’énerve.

— Moi je sais. Et si on essayait d’apprendre chacun ce que fait l’autre ?

— Personne ne nous l’a jamais appris, on est nés avec, contra Umbo.

— Je ne suis pas d’accord. Père t’a fait travailler, non ? Il t’a aidé à affûter ton don, à le maîtriser.

— Oui, d’accord, c’est vrai, mais je savais déjà faire, il m’a juste entraîné.

— Peut-être qu’on a chacun en nous un tout petit peu du don de l’autre, mais si peu qu’on ne l’a jamais remarqué, suggéra Rigg. Vas-y, essaie de me l’expliquer pendant que tu le fais, moi je te montre les traces quand on passe à travers.

— Ça ne marchera jamais.

— On va bien voir. Allez, on n’a rien de mieux à faire, de toute façon.

— Chut, dit Umbo. Je crois avoir entendu Miche.

— Peut-être qu’il nous espionne depuis le début… »

Umbo lui lança un clin d’œil complice. « Ça lui ressemblerait bien. »

Miche semblait n’avoir rien entendu du tout. Il se montra fidèle à son habitude – bourru, déférent et serviable à la fois.

Rigg lui demanda : « Vous aussi, vous avez travaillé sur la rivière, n’est-ce pas ?

— Jamais, répondit-il.

— Pourtant, vous êtes aussi fort que ces hommes.

— Non, dit Miche. Bien plus. »

Rigg l’examina attentivement. « Et taillé différemment, mais je n’arrive pas à dire en quoi.

— Regarde mon épaule droite, puis la gauche. Ensuite, observe ces hommes. »

Rigg et Umbo s’exécutèrent tous les deux. Umbo fut le premier à le remarquer. Sa découverte le fit rire. « Ils ne sont pas symétriques. »

Rigg s’en rendit compte à son tour. À force de travailler exclusivement à bâbord ou tribord, ces hommes étaient plus musclés d’un côté que de l’autre.

« Sur les navires militaires, ça n’arrive pas, expliqua Miche. Ils doivent échanger leurs postes régulièrement, pour rester équilibrés.

— Vous étiez dans la marine militaire ?

— Militaire, oui, mais pas sur un bateau, indiqua Miche. Avant de rencontrer Flaque, de me marier et de construire la taverne. J’étais sergent, une bonne troupe de soldats durs au mal.

— Vous avez fait la guerre ? demanda Umbo.

— Il n’y en a pas eu pendant mes années de service. Je n’étais qu’un enfant que la Révolution du Peuple était déjà loin derrière. Mais tant qu’il y aura des gens pour s’opposer à la volonté du Conseil révolutionnaire du Peuple ou des barbares pour violer les lois et les frontières, il y aura de la bagarre et des morts.

— Vous êtes quoi alors, un archer ? insista Umbo, l’œil soudain pétillant. Un bretteur ? Ou alors vous vous battiez à la pique, ou au bâton ? Vous allez nous montrer ?

— Ça te plaît, la guerre, on dirait, repartit Miche. C’est parce que tu n’as jamais vu un homme avec les intestins dans les bras, te suppliant de lui donner un peu d’eau pour étancher sa soif, mais sans estomac pour la recevoir. »

Umbo avala sa salive. « Je sais bien que les gens meurent, dit-il. Chez nous aussi ils meurent, et parfois dans d’horribles souffrances. »

Rigg repensa à son Père écrasé et à la chute de Kyokay. Au moins, il n’avait pas vu ce que l’arbre avait infligé au premier, ni dans quel état les eaux sans merci, minées de roche, avaient laissé le second.

« Rien n’est plus moche que la façon dont les hommes meurent à la guerre, affirma Miche. Une glissade et l’ennemi te transperce. Et alors que tu marches tranquillement, une flèche te traverse la gorge, l’oreille, l’œil ou que sais-je encore, et si tu ne meurs pas sur le coup, tu sais déjà que c’est la fin, et tes forces t’abandonnent.

— Mais vous étiez à égalité avec l’ennemi, dit Rigg. Ou au moins, vous étiez préparés. À tuer, mais aussi à mourir. Un soldat ne devrait pas être surpris quand il meurt.

— De toi à moi, mon garçon, la mort te prend toujours par surprise, même lorsque tu la regardes droit dans les yeux. Lorsqu’elle arrive, une seule chose te traverse l’esprit : “Pourquoi moi ?”

— Comment le savez-vous ? demanda Umbo. Vous n’êtes jamais mort. »

En guise de réponse, Miche souleva sa surchemise, dévoilant sa poitrine et son abdomen. Rigg l’avait imaginé plus grassouillet, énorme comme il était. Il n’en était rien : sa peau épousait au plus près les lignes tantôt bombées tantôt creuses de ses muscles, ses veines saillaient, sans une once de graisse.

Une mauvaise balafre lui remontait le torse un peu sur la droite, encore rouge, mal recousue. Des plis de peau s’en échappaient de chaque côté, sur toute la longueur. « Je suis celui qui tenait ses intestins dans ses mains, dit-il. Pour moi, j’étais déjà mort. J’ai refusé que mes hommes perdent du temps à me dégager du champ de bataille. J’ai nommé un soldat sergent à ma place et lui ai ordonné de sonner la retraite. Plus tard, ils ont réussi à repousser l’ennemi et à l’emporter, mais ils ne sont jamais revenus. Ils savaient qu’ils ne trouveraient rien derrière.

— Pourquoi ça ? demanda Umbo.

— Pas très loyal de leur part, ajouta Rigg.

— Les nettoyeurs, mes enfants, expliqua Miche. Le champ de bataille n’était pas déserté depuis une minute que femmes, vieillards et enfants couraient parmi les tombés, achevant les blessés, emportant les habits, les armes et tout le reste. Le sang les attire, comme la charogne attire le corbeau. Donc me voici gisant à terre à attendre la mort, l’espérant rapide car la douleur traverse mon corps par vagues, et à chacune d’elles je me dis : “Voici celle qui va enfin m’emporter”, mais non. Puis j’entends des pas, je lève les yeux, et là je la vois, debout au-dessus de moi.

— Flaque, devina Umbo.

— Bien sûr, Flaque, abruti, mais c’est moi qui raconte l’histoire, ne m’interromps pas, je te prie.

— Désolé.

— Donc je disais : Et là je la vois, debout au-dessus de moi. Elle me regarde, gisant au sol, et dit : “Vous êtes sacrément gros”, ce qui me laisse sans voix car quoi de plus idiot que de parler de la corpulence d’un mort, si gros soit-il ? Là-dessus, elle ajoute : “Vous ne saignez plus”, et je lui réponds : “C’est que je dois être vide.” Je dis ça dans un dernier souffle mais elle m’entend quand même et se met à rire. “Si vous pouvez parler et blaguer, c’est que vous n’allez pas mourir.” Elle défait mon armure, dans laquelle les épées de l’ennemi ont pénétré comme dans du beurre, comme toute armure forgée par le cousin de je ne sais qui dans une ferraille à deux sous. Bref, elle me recoud – un travail bien salopé, je dirais, mais bon, la nuit tombe et je suis déjà à moitié mort, donc qui va s’en plaindre ? Elle me dit : “La peau est découpée sur toute l’épaisseur mais l’estomac et l’intestin ne sont pas touchés, ce qui explique que vous soyez toujours en vie. Une phalange de plus et vous étiez mort.” Là-dessus, elle me charge sur son épaule – moi ! lourd comme une vache même vidé de mon sang – et me ramène chez elle en me disant que, d’après les lois des nettoyeurs, je suis désormais son esclave. À peine remis, me voilà amoureux, et elle aussi, comme deux héros. On se marie, je retourne chez moi, vire mon ancienne femme, vends ma maison, mes terres et mets toute ma fortune dans la construction d’une taverne au beau milieu d’un hameau crasseux où les bicoques avaient poussé les unes sur les autres, et dont nous avons fait un vrai village, et une halte appréciée le long de la rivière. De me prendre moi au lieu de me tuer et de me dépouiller a changé la face du monde, mes enfants.