Et au milieu de tout cela, il l’entendit. Au loin. Une voix. Une voix humaine. Aux mots incompréhensibles. Celle de Père ? Difficile à déterminer. Devinant son origine approximative, il se mit en route dans cette direction, remontant d’un pas rapide une trouée pratiquée par les cerfs, pour aller plus vite. Une butte sur la gauche pouvait bloquer le son, il préféra la franchir. Il savait aussi qu’un ruisseau courait sur sa droite, et qu’en s’en approchant trop, le bruissement de l’eau risquait de couvrir la voix.
Il marqua un arrêt, se figea à nouveau. Tout doute s’envola ; cette voix était bien celle de Père. La direction aussi se confirmait.
Il fallut deux nouveaux arrêts à Rigg pour la percevoir suffisamment nettement pour rejoindre Père d’une traite. Il déboucha à sa source, une clairière encombrée en son milieu d’un gros arbre. Fraîchement tombé, d’après sa trace bleue étincelante. Celles des plantes étaient rares, autant que pouvaient l’être leurs mouvements – tout au plus quelques ondulations et courbettes sous la brise. Mais la chute de cet arbre remontait à quelques heures à peine. Elle avait fendu l’air d’une entaille éclatante.
Aucun signe de Père.
« Où es-tu ? » demanda-t-il.
Il s’attendait à quelque remarque grinçante en retour, doublée d’une bonne leçon, mais non. « Reste là, Rigg. Tu m’as trouvé, lui répondit-il simplement.
— Non, pas encore, Père.
— Tu es arrivé où tu devais arriver. Ouvre bien grandes tes oreilles. Ne t’approche pas plus.
— Vu que je ne sais même pas où tu es…
— Tais-toi », le coupa Père.
Rigg se tut et écouta.
« Je suis coincé sous cet arbre », continua Père.
Rigg hurla et fit un pas en direction du tronc.
« Stop ! » lui cria Père.
Rigg s’arrêta.
« Regarde sa taille, dit Père. Tu ne pourras pas le soulever. Ni même le bouger.
— Mais avec un levier, je pourrais…
— Tu ne pourrais rien du tout. J’ai le ventre transpercé par deux de ses branches. »
Rigg hurla, imaginant la douleur de Père, saisi de peur à l’idée de sa blessure. Père n’était jamais malade, et encore moins blessé.
« Le moindre mouvement et je suis mort, Rigg. T’appeler m’a vidé de mes forces. Maintenant écoute et ne me fais pas perdre ce qu’il me reste de vie à discuter.
— Je t’écoute, dit Rigg.
— D’abord, promets-moi solennellement de ne pas essayer de voir mon corps, ni maintenant ni après ma mort. Je ne veux pas que cette terrible image de moi hante ta mémoire. »
Cela ne peut être pire que ce que j’imagine, se dit Rigg. Puis il répondit à Père en silence : Il t’est impossible de savoir ce qui, de ton imagination ou de la réalité, est le pire. Moi, la réalité, je l’ai en face, toi non, alors… tais-toi.
« Je n’en reviens pas que tu n’aies pas discuté ce point, dit Père.
— Je l’ai discuté, répondit Rigg. Tu ne m’as pas entendu, c’est tout.
— Parfait, continua Père. Ta promesse.
— Je promets.
— C’est un peu court. Mot pour mot. »
Obéir exigea de Rigg les plus grands efforts. « Je fais la promesse solennelle de ne pas essayer de te voir, ni maintenant ni plus tard, quand tu seras mort.
— Seras-tu capable de tenir parole, même à un homme mort ? demanda Père.
— Je vois où tu veux en venir et je suis d’accord avec ça, dit Rigg. Si horrible soit ce que j’imagine, cela ne restera jamais qu’une vue de mon esprit. Alors que si je vois la réalité en face, même si elle n’est pas aussi affreuse que ce que j’imagine, je saurai quelle est bien réelle. Elle restera pour toujours dans ma mémoire et non dans mon imaginaire, et ce sera bien pire.
— Puisque tu es d’accord avec ça, continua Père, ton penchant naturel va donc t’amener à m’obéir et à tenir ta promesse.
— Je crois qu’on a fait le tour de la question, répliqua Rigg, empruntant une formule que Père utilisait souvent pour dire : Puisqu’on se comprend, passons à autre chose.
— Retourne à ton point de départ, lui demanda Père. Attends le lever du jour et fais la tournée des pièges. Fais tout ce qui doit être fait, assure-toi de n’en oublier aucun, puis dépose les peaux dans notre cache. Ensuite, rassemble toutes les peaux et apporte-les au village. Le fardeau sera lourd, mais tu y arriveras, même si tu n’es encore qu’un enfant. Fais des pauses. Rien ne presse.
— J’ai compris, répondit Rigg.
— T’ai-je demandé si tu avais compris ? Bien sûr que tu as compris. Ne me fais pas perdre mon temps. »
Entre mes trois mots et tes trois phrases, on se demande qui perd le plus de temps, répondit Rigg en silence.
« Tire des peaux autant que tu peux avant de prévenir quiconque de ma mort. Personne ne prendra le risque de t’arnaquer si on s’attend à me voir revenir faire les comptes. »
Rigg resta silencieux mais continua le dialogue seul, dans sa tête. Je connais mon travail, Père. Tu m’as appris à négocier, et tu me sais dur en affaires.
« Ensuite, pars retrouver ta sœur, dit Père.
— Ma sœur ! s’étrangla Rigg.
— Elle vit avec ta mère, poursuivit Père.
— Ma mère est vivante ? Comment s’appelle-t-elle ? Où vit-elle ?
— Nox te le dira. »
Nox ? La femme qui tenait la pension familiale où ils s’arrêtaient parfois ? Enfant, Rigg avait bien imaginé qu’elle pouvait être sa mère, mais pas longtemps. Apparemment, Père lui faisait plus confiance qu’à son propre fils. « Toi dis-moi ! Pourquoi m’avoir fait croire que ma mère était morte ? Et ma sœur… pourquoi ce secret ? Pourquoi n’ai-je jamais vu ma mère ? »
Aucune réponse.
« Père, je t’en prie ! hurla Rigg. Parle-moi encore ! Ne me punis pas comme ça ! Parle-moi ! »
Aucune réponse.
Rigg organisa ses pensées comme il savait que Père l’aurait voulu. Et dit exactement ce qu’il savait qu’il aurait voulu entendre.
« J’ignore si tu me punis de ton silence ou si tu es déjà mort. J’ai fait une promesse et je la tiendrai. Je vais donc partir maintenant et suivre tes instructions. Si tu vis encore et que tu as encore quelque chose à me dire, dis-le maintenant, parle maintenant, parle maintenant, s’il te plaît, » Il se tut. Si Père était encore en vie, il n’aurait pas aimé entendre les sanglots de Rigg.
S’il te plaît, l’implora-t-il, en pleurs.
« Je t’aime, Père. Tu me manqueras pour toujours. Je le sais. »
Si Père ne répondait rien à cela, il ne répondrait plus jamais rien.
Aucune réponse ne vint.
Rigg se retourna sans un regard en arrière et suivit sa propre trace, encore lumineuse, parmi les arbres et les sous-bois, le long de la trouée des cerfs, jusqu’au dernier endroit où il avait vu son père vivant.
Chapitre 2
Le Surplomb
Ram Odin avait été élevé pour être pilote de vaisseau spatial. Son nom de famille, emprunté au dieu du ciel de la mythologie nordique, avait été choisi par son père, et c’était son père encore qui s’était assuré de le voir intégrer l’école de pilotes deux ans avant l’âge normal.