— Vous me retirez le commandement si je vous avoue être perdu ?
— Je remettrais en question votre santé mentale si vous ne l’étiez pas, Ram.
— Avez-vous la moindre idée de ce qui se passe ?
— Nous ne sommes pas programmés pour avoir des idées, répondit le sacrifiable, nous sommes des instruments. Et rappelez-vous ce que je vous ai dit : la responsabilité des décisions prises après le saut incombe à une créature pleine de ressources et de créativité, triée sur le volet et surentraînée. Et je n’en vois qu’une ici. »
Ram commença à réfléchir au problème.
En apercevant les premières maisons d’O, Rigg fut frappé par un tel contraste. Pendant leurs journées de marche le long de la Grande Route du Nord, les changements s’étaient faits en douceur. Les fermes s’étaient densifiées, les villages agrandis, les bâtiments embellis. Bardeaux et tuiles avaient remplacé la chaux, et la toile qui pendait habituellement aux fenêtres avait disparu au profit de volets, parfois même de carreaux vitrés. Si Halte-de-Flaque sentait le neuf, elle gardait une certaine homogénéité de construction dans ses maisons de bois : mêmes angles de toit et, dans les rues, même alternance de galets, de gravier et de rondins, selon le bon vouloir des propriétaires des maisons attenantes.
Mais les arbres bordant la rivière avaient depuis masqué ces changements et le courant les avait portés si vite qu’en approchant du port d’O Rigg et Umbo eurent l’impression d’entrer dans un nouveau monde.
La pierre régnait en maître – et pas le caillou terreux des montagnes, une belle roche pâle, presque blanche, marbrée de tons chauds. La mousse n’avait pas eu le temps de s’y accrocher, sauf près de la rivière. Elle rayonnait de chaleur sous le soleil de midi.
En contraste, la Tour d’O renvoyait l’éclat glacé d’une lame d’acier. D’une monumentalité écrasante, son dôme dans les nuages, elle donnait à la ville une impression de main pâle de femme blafarde pointant une dague impitoyable vers les deux.
Cette impression s’estompa vite à l’approche des quais, aussi crasseux, chaotiques et grouillants que tous les quais du monde. Loin d’être tous de pierre, la plupart des bâtiments faisaient apparaître une structure de bois, avec quelques toits de tuiles ou, au plus grand étonnement de Rigg, d’étain. Tout ce métal pour un toit ! L’omniprésence trompeuse de la pierre était due en fait à plusieurs dizaines de vastes constructions en dur surplombant le fatras boisé du dessous : entrepôts, tavernes et boutiques de souvenirs. De loin, Rigg n’avait vu qu’eux et leurs murs clairs ; sur place, il les distinguait à peine, perdus dans le labyrinthe de rues étroites d’où s’élevaient des bâtiments de plusieurs étages, dont chacun s’avançait un peu plus que le précédent, tant et si bien qu’au troisième ou quatrième, comme disait Miche, « un homme pouvait prendre sa maîtresse à travers la rue sans qu’aucun d’eux quitte sa maison ».
Rigg s’attendait à ce qu’ils cherchent une chambre pour commencer, mais Miche grimaça un non.
« Ça veut dire qu’on va trimballer nos sacs et tout le reste jusque chez le banquier ? » s’inquiéta Rigg.
Miche les guida hors des rues bondées jusqu’à une esplanade déserte. « Écoute, dit-il, la descente en bateau, la nourriture et vos habits m’ont presque mis sur la paille. Il me reste tout juste de quoi payer un endroit tellement miteux que personne ne voudrait y laisser quoi que ce soit. Je suis tavernier, les garçons, et les tavernes sur les quais d’O, je connais. Tout va se jouer sur notre capacité à convaincre M. Tonnelier de nous donner le maximum pour notre… petit article, et sans s’attirer les regards des curieux. Après seulement on pourra se payer un endroit respectable, qui devrait à peine entamer ta petite fortune. Donc le prochain arrêt, ce sera chez Tonnelier. »
Miche semblait chez lui dans le dédale des rues ; il ne fit demi-tour qu’à deux reprises. Un miracle, selon Rigg, vu la rareté des panneaux perchés en haut des bâtiments, qui n’indiquaient pas toujours la bonne direction.
« Oh, ça c’est l’ancien nom, expliquait Miche en réponse aux interrogations d’Umbo. Ils ont fait un boulevard depuis et lui ont donné ce nom. Maintenant ça s’appelle… je ne sais plus, mais peu importe, ici on ne s’oriente pas aux noms mais aux angles de rue et aux repères.
— Aux repères ? s’étonna Umbo. Toutes les rues se ressemblent.
— Si tu vivais ici, les différences te sauteraient aux yeux, dit Miche. Tout le monde te donnera la direction de la banque de Tonnelier si tu demandes. Il a choisi une pierre grise pour sa façade – pour rester discret, c’est mieux que le blanc – puis fait accrocher une horloge tout en haut. Il te suffit de demander : “Où est l’horloge du banquier ?” et si on ne te répond pas, c’est que tu es tombé sur un pèlerin, parce que ici, tout le monde le sait. »
Ils passèrent de nombreuses échoppes de nourriture où Umbo proposa une halte, jusqu’à ce que Miche l’attrape par le col et le remette manu militari sur la route. « Pour qu’ils te servent un morceau de viande bien gras et que tu t’en mettes partout avant d’aller voir M. Tonnelier, non merci. C’est un coup à se faire jeter dehors en passant pour des gens qui n’ont ni maison où manger, ni table où s’asseoir, ni même une serviette pour s’essuyer.
— Ben ça tombe bien, on n’a rien de tout ça, ricana Umbo.
— Exactement, mais il va falloir le faire croire, donc à la banque on aura faim et soif, mais on n’aura pas l’air de queuneux sans le sou.
— C’est bien ce qu’on est pourtant », marmonna Umbo. Miche ne releva pas.
Cela donna à réfléchir à Rigg. Umbo était bien un queuneu sans le sou, quoique son père ait réussi comme tout le monde, et que sa famille n’ait jamais connu la faim, pas plus qu’aucune autre à Gué-de-la-Chute d’ailleurs. Pendant les périodes de vaches maigres, les villageois partageaient de bon cœur là-bas, sachant que pas un homme ni une femme ne rechignait à la tâche, et que tous veillaient à ce qu’on ne retrouve pas une veuve ou une vieille femme morte de faim ou gelée chez elle au plus froid de l’hiver. Mais manger à une échoppe de rue, ça, ça n’existait pas. Seule Nox cuisinait pour des inconnus, et il fallait se présenter à l’heure de la soupe pour en avoir un bol ; jamais on ne l’avait vue sortir ses casseroles dans la rue, pour hurler le nom des plats aux passants.
Bizarre comme le simple fait de changer d’endroit avait pu faire d’un petit garçon comblé hier un nécessiteux aujourd’hui, obligé d’aller le ventre creux par peur que l’on remarque sa misère.
Idem pour Miche. À Halte-de-Flaque, c’était un homme prospère, qui se bidonnait de railler les queuneux comme tout le monde. Mais ici, à O, si bas sur la rivière, c’était lui le queuneu, même si ses années à courir le monde l’avaient rendu plus difficilement repérable qu’un autre.
Je suis le seul à ne manquer de rien finalement, ou du moins à envisager l’avenir sereinement. Pourtant, c’est moi qui viens du plus loin en amont de la rivière, après une vie passée tout en haut des chutes à arpenter les forêts les plus obscures en seule compagnie de mon père, des bêtes et des arbres, et de rares traces d’hommes. Un malheureux sac lesté de dix-neuf pierres tapant contre ma hanche, et me voilà bientôt peut-être riche à côté d’eux.
Mais surtout, que je n’oublie pas que ce sont eux mes vrais amis, les seuls dans cette aventure. Et si je deviens riche, ce ne sera pas seul. L’argent remplira et mes poches et les leurs. Miche rentrera la bourse bien pleine en récompense de ses services. Et Umbo pourra rester avec moi ou rentrer s’il le désire, habillé comme un prince et avec de quoi se payer une remontée en bateau aussi loin que rames et perches pourront le porter. Qu’il franchisse les portes de Gué-de-la-Chute comme le jeune homme le plus fortuné du village, et nous verrons s’il continue à trouver porte close chez son père. Non, Tegay le cordonnier la lui ouvrira bien grande, et le pressera de reprendre sa place à table comme avant.