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Les gens parlent de magie, de miracles accomplis par les saints – et s’ils avaient vu Rigg et Umbo sortir ensemble de nulle part cette dague sertie de pierres, nul doute qu’on les aurait pris pour tels – mais aucun miracle, si puissant ou utile soit-il, ne vaut la fortune subite d’un homme, un heureux coup du sort qui n’a d’égal que de changer la pluie en soleil. Mais ça, ni les plus généreux des saints ni les plus démoniaques des mages n’en sont capables, à part dans les vieilles histoires à dormir debout.

Alors qu’ils arrivaient au bâtiment gris, l’horloge à son sommet se mit à sonner l’heure, dans un vacarme tel que Rigg s’étonna de ne pas l’avoir remarquée depuis les quais. Les passants ne semblaient même plus l’entendre. Un homme en gris était de faction devant la porte, armé d’une courte épée et d’un bâton long. Il les stoppa avant de les toiser de la tête aux pieds.

Rigg appliqua les consignes rabâchées par Miche – silence absolu, pas de geste inconsidéré –, arborant un regard aussi franc que possible, sans appréhension ni quoi que ce soit d’autre. Juste les yeux grands ouverts sur le garde. Restait à espérer qu’ils ne trahissent ni sa peur ni ses espoirs. Au moins, il ne s’était pas mis à bégayer ou à déballer ses pierres précieuses avant de tout envoyer valser, comme ses pièces dans la taverne de Miche.

L’homme s’attarda sur lui, comme pour le faire craquer. Mais Père l’avait entraîné à ce petit jeu, et plus le garde le fixait, plus Rigg gagnait en sérénité, et plus son regard s’intensifiait. L’homme finit par détourner le sien.

Ce fut Miche qui parla le premier. « Je vois que vous n’êtes pas insensible au rang de vos visiteurs, si éreintés soient-ils par leur voyage, dit-il. Cet enfant (il désigna Umbo) et moi-même assurons la sécurité du jeune maître jusqu’à M. Tonnelier. J’ai déjà fait affaire avec le propriétaire de ces lieux par le passé. Je suis aujourd’hui Miche, de Halte-de-Flaque, mais servais autrefois comme sergent-chef dans l’Armée du Peuple. Je possède des comptes ici même, de crédit comme de débit.

— Très bien, mais les enfants restent dehors, déclara le garde.

— Je suis ici non pas pour mes propres affaires, mais pour celles du jeune maître, nous allons entrer tous les trois.

— Vous allez plutôt rester dehors tous les trois. Quelle importance que vous ayez des comptes ici, si l’affaire qui vous amène ne vous concerne pas ? Et ce garçon (il pointa son bâton vers Rigg) n’est pas client chez M. Tonnelier.

— Et pourtant, M. Tonnelier serait navré d’apprendre qu’il ne l’est pas devenu, reprit Miche sans rien perdre de son aplomb. M. Tonnelier ne m’a jamais refusé un prêt, et je n’ai jamais hésité à faire un dépôt chez lui. Laissons-le décider par lui-même de ma bonne foi lorsque j’affirme que ce garçon vaut mille fois les transactions conclues entre nous autrefois. M. Tonnelier sait que je suis un homme de parole. Mes dettes ont toujours été honorées, et cela me paraît, comme à vous je suppose, suffisamment digne d’honneur pour nous valoir un droit d’entrée.

— M. Tonnelier ne veut voir personne pour l’instant, déclara le garde.

— Et moi j’affirme pourtant qu’il veut nous voir », continua Miche, d’un ton on ne pouvait plus aimable. Rigg pensa : Voilà le secret d’un tavernier prospère, calme et courtois en mots comme en actes en toutes circonstances. Il ne faisait pas l’ombre d’un doute que Miche pouvait soulever le garde à bout de bras et le broyer contre le mur si tel était son désir. Sans ça, l’autre n’aurait pas pris tant de plaisir à le contredire. Voir Miche le supplier d’entrer était son seul moyen de démontrer sa bravoure et sa virilité. C’était se tromper : Miche ne le suppliait pas, il exigeait, quoique d’un air souriant, rien de moins que ce pour quoi il était venu.

Voilà un bel exemple de ce que Père m’a appris à faire, sauf que je suis mort de trouille.

Rigg s’efforça de retrouver son calme par une respiration plus lente, un relâchement des muscles. S’il voulait se montrer le digne descendant de son père et prétendre à son héritage, il allait falloir garder la tête froide, prendre confiance et faire abstraction de sa peur. Et vite. Attendre d’atteindre l’âge de Miche pour y parvenir ne l’intéressait pas.

En moins de deux minutes, tractations comprises, le garde se retournait et disparaissait à l’intérieur du bâtiment – laissant la porte sans surveillance, observa Rigg. En bien moins de temps, il était de retour, et radicalement transformé : il laissa entrer Rigg le premier, le front à deux doigts du sol dans une révérence solennelle, signe qu’il le considérait désormais comme l’égal de Miche. Rigg entra d’une démarche assurée, comme si ce traitement de faveur était la chose la plus naturelle au monde.

À peine le seuil franchi, une vieille dame aux traits anguleux les fit monter une large volée de marches, tandis que le garde regagnait son poste.

« Pourquoi des marches si larges ? s’étonna Umbo. Il y a tant de monde que ça qui monte et qui descend en même temps ?

— Non », répondit Miche, sans agacement aucun, comme en réponse à la question d’un enfant couvé.

Il est entré dans son rôle, pensa Rigg – conscient aussi que le sien était de rester silencieux, dans une indifférence totale à ce lieu.

« C’est important pour un banquier d’impressionner ses futurs clients par des signes extérieurs de richesse. Un riche banquier ne sera jamais tenté de voler ses clients, et sa richesse est la preuve qu’il s’y connaît en placements. »

Umbo ouvrit la bouche mais Rigg l’arrêta tout de suite d’un doigt levé dans le dos de la vieille dame. Car il savait exactement ce qu’Umbo pensait, pour l’avoir lui-même pensé : un banquier riche n’est pas devenu riche par hasard. Mieux valait éviter pour l’instant que ce genre de propos parvienne aux oreilles de M. Tonnelier.

Ils montèrent en silence une volée de plus, qui débouchait sur une vaste pièce vide, fermée à son extrémité par deux imposantes portes vitrées et encadrée par d’autres plus modestes.

La vieille dame les arrêta à quelques pas de la porte vitrée. Bien qu’ils fussent apparemment seuls, elle se mit à parler d’une voix normale : « Miche, de Halte-de-Flaque, ancien sergent-chef de l’Armée du Peuple, accompagné de deux garçons, dont l’un dont il répond du rang, monsieur. »

Les portes coulissèrent d’elles-mêmes de chaque côté. Elles donnaient sur une immense pièce lumineuse aux murs percés de vitres hautes, au fond de laquelle trônait une table qui ridiculisait en taille les plus vastes de la salle à manger de Nox. Des bibliothèques comblaient les espaces vides entre chaque fenêtre, croulant sous les livres.

M. Tonnelier en personne se tenait debout à la plus haute des fenêtres, directement derrière la table, sa silhouette découpée à contre-jour dans la lumière éclatante. Il observait le mur d’en face par la fenêtre comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art.

« Entrez et prenez place », les invita-t-il dans un murmure à peine audible.

Alors qu’ils franchissaient la porte, Miche les arrêta le temps qu’ils voient bien le doigt appliqué sur ses lèvres, rappel que seul lui parlerait. Rigg décida de lui obéir au début, en lui laissant gérer la situation. Il s’en était plutôt bien sorti jusque-là.