Une chose était sûre : Père ne s’était pas payé ces pierres en vivant chichement sur le peu gagné de la vente des fourrures.
Rigg se rappela l’épisode malheureux du comptoir de Miche, qu’il avait involontairement recouvert de ses pièces, et se demanda ce que dirait Tonnelier de sa collection complète de pierres précieuses s’il lui venait l’idée de déballer le tout sous son nez pour une rapide estimation. Bien sûr, il n’en ferait rien ; Rigg doutait d’ailleurs qu’un seul joaillier de la ville ne dispose des fonds pour convertir en monnaie une seule d’entre elles. Ils remettraient à la place quelque chose à Tonnelier en dépôt, et ne verseraient le solde qu’une fois la pierre vendue à un collègue d’Aressa Sessamo.
Mais le contrat qui le liait à un joaillier suffirait à Tonnelier pour avancer le montant exigé par Rigg, dans la mesure du raisonnable – deux ou trois lueurs par exemple. Aucun banquier d’O n’accepterait de lui remettre une pluie, et que ferait-il d’une telle somme de toute façon ? La différence, notée en toutes lettres sur la lettre de crédit, serait perçue auprès de banquiers d’Aressa Sessamo. Là-bas, il diviserait ses fonds entre plusieurs établissements de renom et déléguerait à des agents mandatés l’achat de ses terres et la gestion de ses affaires.
Il avait retourné cette question dans tous les sens. Avait imaginé tout faire lui-même, et ce qu’il lui en coûterait de se tromper ou de se faire escroquer : une fortune. Est-ce comme ça que je veux finir ma vie ?
Courir après les banquiers et les conseillers, ne pas les lâcher de peur qu’ils m’arnaquent, décider de leur futur au gré de mes caprices d’achats et de ventes ? Non, c’est dans la forêt que je veux la finir, pas dans ces pièces, si éclatante soit la lumière qui les baigne.
Une fois le tout copié, signé, plié et la larme bleu clair rangée dans son écrin, M. Tonnelier se montra presque radieux. Rigg suspectait qu’en quelques minutes à peine les actifs de la maison Tonnelier venaient de tripler. La plupart des fonds passeraient bientôt de main en main vers Aressa Sessamo, et chacune d’entre elles ressortirait de cette affaire bien plus argentée qu’avant et M. Tonnelier, avec une réputation qui ne serait plus à faire à O, car la rumeur se propagerait vite. Le banquier y veillerait tout particulièrement, prenant les joailliers à témoin.
« Sans vouloir vous presser, dit M. Tonnelier, je dois sans plus tarder soumettre la pierre aux experts et, pour cela, relever mon garde, Bill Brasseur, de sa faction pour qu’il assure ma protection dans les rues.
— Vous fonctionnez comme ça d’habitude ? demanda Miche, plus prudent que jamais. Les gens ne risquent pas de se douter de quelque chose ?
— Votre inquiétude est légitime, répondit Tonnelier. Mais oui, je procède toujours ainsi lorsque je sors pendant la journée, et tout le monde sait que je n’ai jamais d’argent sur moi dans ces cas-là, pas plus qu’à mon arrivée à la banque le matin. Il n’y a rien à craindre – jusqu’à ce qu’un joaillier ne balance tout, du moins. » Tonnelier rougit légèrement, surpris lui-même d’avoir laissé échapper un mot indigne de son rang.
Ne vous en faites pas, Tonnelier. On joue tous un rôle, ici.
Moins d’une heure après, ils étaient installés dans la plus grande suite de l’auberge recommandée par Tonnelier. « On ne va pas voir les deux autres ? demanda Umbo.
— Celle-ci est très bien, et j’ai besoin d’un bon bain », dit Miche. Il signala aux serviteurs de les laisser seuls.
« J’ai demandé plusieurs adresses, expliqua Rigg, pour bien faire comprendre à M. Tonnelier que nous nous laissions d’autres choix que l’auberge avec laquelle il a ses petits arrangements, un pourcentage sur nos dépenses par exemple.
— Les gens font ça ? » s’étonna Umbo.
Miche rigola. « Il en avait probablement avec les trois. Sans compter les espions qui doivent épier nos faits et gestes. Rarement vu plus prudent que ce gars-là.
— Il fallait bien que je sauve les apparences, dit Rigg.
— Les apparences ? pouffa Miche. Où as-tu appris à parler comme ça ? Déjà avec Flaque et moi, je t’avais trouvé pas mal dans le rôle du petit seigneur, mais là !
— Et moi qui croyais qu’il allait mouiller son pantalon, murmura Umbo.
— Avec Flaque et toi, j’ai juste parlé comme un garçon bien élevé, parce que les gens de chez vous ne me comprenaient pas quand je parlais comme à Gué-de-la-Chute, expliqua Rigg. Mais avec M. Tonnelier, il fallait plus qu’un simple accent, il fallait un dialecte de la haute, et l’attitude qui va avec. Est-ce que ça aurait marché avec toi si j’avais parlé comme un riche ? demanda Rigg. Ou avec Flaque ?
— Sûrement pas avec moi, et encore moins avec elle.
— C’est pour ça qu’avec toi j’ai parlé comme un petit garçon bien élevé, mais d’un petit patelin de queuneux quand même. Père répétait toujours : “Exprime-toi comme un homme que l’on craint, et on t’obéira. Exprime-toi comme un homme qui craint de ne pas être obéi, et on te méprisera.”
— Qu’est-ce qu’il a dit d’autre ? demanda Umbo. Il ne m’a jamais appris ça, à moi. »
Il ne servait à rien d’expliquer à Umbo que Père avait passé chaque journée à lui enseigner du matin au soir des choses que Rigg avait toujours crues inutiles. « Si seulement dans tout son blabla il avait pu me glisser un petit mot sur l’endroit où l’on peut trouver une pierre pareille.
— Dix-neuf pierres, rectifia Miche. Je pense que tu as dans le pantalon l’équivalent de toutes les richesses cumulées de notre entremur. » Il se mit à rire de bon cœur. « En même temps, tous les garçons ont un peu cette impression, pas vrai ? »
Trois bains et un dîner plus tard, les trois somnolaient tranquillement sur leur lit douillet lorsqu’un léger grattement se fit entendre à la porte. Miche se leva pour ouvrir. Rigg pensa à un émissaire du banquier mais non, le banquier avait fait le déplacement en personne. Miche le pressa d’entrer au salon leur faire part des nouvelles.
« Les trois joailliers arrivent à la même conclusion, monseigneur, dit Tonnelier à Rigg. J’avais vu juste, c’est bien elle. Hélas, si je puis dire, car c’est trop, beaucoup trop. Vous avez là une pierre de légende, reconnaissable entre toutes à ses marques, que chaque joaillier a repérées au premier coup d’œil. À ce que l’un d’eux m’a raconté, cette pierre était le joyau maître d’une ancienne couronne appartenant à une vieille famille royale du Nord-Ouest, régnant sur un royaume dont je n’avais jamais entendu parler. C’était la prise de guerre d’un général célèbre, un héros. Je pensais que cet homme n’était qu’un mythe, mais selon les joailliers, il a bel et bien existé. D’après eux, ce général aurait sorti la pierre d’un coup d’épée, d’où les traces, et l’aurait offerte à son grand ami, le héros Garde-Murs, qui arpentait les frontières du monde, à ce qu’ils disent. Comment la gemme bleu ciel de Garde-Murs est arrivée entre les mains de votre père, c’est un mystère, mais en tout cas c’est bien elle, ils sont formels. Personne ne veut l’acheter car aucun ne pourra la vendre. Son prix dépasse de loin une simple bourse. »
Rigg se crispa en entendant Tonnelier émettre des doutes à demi voilés sur la manière dont Père avait bien pu se procurer le trésor de Garde-Murs. Allait-il dire à qui voulait l’entendre qu’elle avait été volée ? Non, le Conseil révolutionnaire du Peuple la lui confisquerait et il ne toucherait pas un malheureux valdecoche. Tonnelier lui expliquait juste qu’il allait avoir du mal à la vendre. Rigg se calma et réfléchit au meilleur moyen de sortir de cette impasse.