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La construction des premiers vaisseaux interstellaires de colonisation humaine avait absorbé tout ce que la Terre comptait de ressources inexploitées ; un chantier de quarante ans. Dans l’ombre de la poussière lunaire qui filtrait encore plus du tiers du rayonnement solaire promis à la Terre, le sentiment d’urgence n’avait jamais faibli, malgré la formidable capacité d’adaptation de la race humaine.

Une race humaine qui avait bien failli disparaître de la surface de la Terre, le jour où la comète l’avait frôlée pour aller s’écraser sur la Lune. La pauvre n’avait toujours pas rétabli son orbite. Le choc avait divisé jusqu’à la communauté des astronomes : d’un côté, ceux pour qui une collision avec la Terre était inévitable, de l’autre, ceux qui croyaient en l’imminence d’un nouvel équilibre.

Les survivants des années noires de froid et de famine qui s’ensuivirent s’étaient jetés corps et âme dans la construction de deux vaisseaux identiques. L’un d’eux filerait dans l’espace à un dixième de la vitesse de la lumière. Dans l’enceinte confinée de son écosystème, les colonisateurs y naîtraient, y vivraient et y mourraient, génération après génération.

L’autre, celui de Ram, s’éloignerait de la Terre pendant sept ans avant d’effectuer un bond irréversible vers l’inconnu.

Soit l’espace-temps se contracterait, projetant le vaisseau à quatre-vingt-dix années-lumière de là, et à sept années à peine de sa destination – une planète cousine de la Terre –, soit le vaisseau se désintégrerait… soit il ne se passerait rien et le voyage se poursuivrait neuf siècles durant, jusqu’au Nouveau Monde.

Dans le vaisseau de Ram, les colons atteindraient le point de contraction endormis. Si tout se passait bien, ils le resteraient pendant le saut, ne s’extirpant de leur sommeil qu’à destination. Si rien ne se passait, on les réveillerait. Les cultures seraient alors lancées dans la gigantesque enceinte par la première des trente-cinq générations amenées à se succéder jusqu’à l’arrivée.

Seul Ram resterait éveillé.

Sept années avec les sacrifiables pour seule compagnie. Développés à l’origine pour abattre des tâches qui auraient achevé un irremplaçable être de chair et d’os, les sacrifiables avaient bénéficié de tant d’améliorations qu’aujourd’hui ils surpassaient en longévité et en capacité de travail n’importe quel humain. Leur production coûtait également bien moins que de former un homme à une infime partie de ce dont ils étaient capables.

Seul bémol, ils restaient des machines. Hors de question de remettre entre leurs mains les vies d’hommes et de femmes endormis. En tout cas, ils ressemblaient tant à des humains que Ram ne se sentirait jamais seul en leur compagnie.

* * *

Aussi loin que portaient ses souvenirs, Rigg n’avait jamais eu d’autre foyer que Père. La pension du village de Gué-de-la-Chute pouvait difficilement compter. Nox, la maîtresse de maison, les avait toujours traités comme des voyageurs de passage. Si le lieu affichait complet, elle les installait dans l’étable.

C’est vrai, à un moment, Rigg s’était bien demandé si Nox n’était pas sa mère, et si Père n’avait pas juste oublié de faire d’elle son épouse. Après tout, les deux en avaient passé des heures enfermés ensemble, sans craindre de se faire déranger par Rigg vu la montagne de travail que Père lui refourguait à ces moments-là. Que faisaient-ils, si ce n’était ce qui suscitait les chuchotements des enfants du village, les éclats de rire des plus grands et les commérages des vieilles dames ?

Un jour, Rigg avait osé demander à Père, sans détour. Sa seule réponse avait été un sourire, et une invitation à reposer sa question directement à Nox. Face à elle, Rigg avait bafouillé : « Êtes-vous ma mère ? »

Pendant quelques secondes, elle avait semblé contenir un rire puis, plus sérieuse, lui avait passé la main dans les cheveux : « Si j’avais eu la chance d’être mère, j’aurais aimé être la tienne, tu sais. Mais je suis aussi stérile qu’un caillou, comme mon mari l’a appris à son grand regret avant de nous quitter, le pauvre homme, l’hiver de l’An Zéro, quand tout le monde criait à la fin du monde. » Pour Père, Nox signifiait quelque chose, sinon pourquoi venir la retrouver chaque année, passer toutes ces heures seul avec elle ?

Nox savait qui étaient la mère et la sœur de Rigg. Père le lui avait dit, mais à Rigg, jamais. Combien d’autres secrets lui avait-il confiés ?

Rigg se rappelait ce jour où lui et Père étaient partis poser des collets dans les collines, loin en amont des chutes Stashi. Rigg était revenu par le chemin qui longeait la rive gauche de la rivière et contournait le lac avant de courir sur la crête, un barrage naturel ouvert en son milieu par des chutes. D’un côté, le terrain gagnait en pente douce les eaux glacées du lac, de l’autre, il tombait à pic sur près de cinq cents mètres vers l’immense Forêt des Basses-Eaux, le long d’une falaise : le Surplomb. Une barre rocheuse compacte qui s’étirait à l’est de la rivière sur une centaine de kilomètres, et sur pas loin de deux cents vers l’ouest. L’unique accès vers le bas, pour une charge ou un humain, se situait à droite des chutes.

Ce qui signifiait que toute personne suffisamment folle, comme Rigg, pour être payée à descendre des marchandises depuis les collines, devait traverser la rivière par le chaos de roches qui affleurait au ras des chutes.

Autrefois, un pont les enjambait. Plusieurs, en fait, dont il ne restait que des ruines. Un jour, Père s’en était servi pour mettre la sagacité de Rigg à l’épreuve. « Tu vois comme le plus vieux pont est loin en avant des chutes, et bien plus haut sur la falaise ? Ensuite, plus bas et plus près, apparaît le contrefort d’un ouvrage plus récent. Et le dernier construit n’est qu’à cinq mètres au-dessus de l’eau. Pourquoi, à ton avis ? »

Rigg y avait réfléchi pendant leurs quatre jours passés à parcourir les terres montagneuses dominant le lac, à poser leurs pièges. Il avait alors neuf ans et Père ne l’avait pas encore initié aux secrets de la nature – son apprentissage commençait à peine. Si bien que Rigg ne s’était pas senti peu fier de résoudre l’énigme.

« Autrefois, le lac était plus haut, avait-il fini par déduire. Et les chutes aussi. Et elles débouchaient plus loin en avant de la paroi du Surplomb.

— Et qu’est-ce qui te fait penser cela ? avait demandé Père. Les chutes sont en retrait de plusieurs mètres par rapport à cette paroi ; pourquoi une chute reculerait-elle ainsi ?

— L’eau finit par grignoter la roche et par la déloger de la falaise, avait répondu Rigg.

— L’eau grignote la roche, avait répété Père de sa petite voix étonnée, celle qui signifiait : Dans le mille, mon garçon.

— Et lorsque le vieux rebord de la falaise se détache, avait continué Rigg, tout le volume du lac qui dépasse de la nouvelle lèvre se déverse.

— Ça doit faire un sacré paquet d’eau à chaque fois, dis donc, avait dit Père.

— Une vraie inondation. C’est pour ça que le pied de la falaise n’est pas si encombré que ça de rochers. Parce qu’à chaque inondation, tout est nettoyé.

— Sans oublier qu’en atterrissant au sol les rochers éclatent en petits morceaux, avait ajouté Père.

— Et ceux qu’on utilise pour traverser les chutes sont ainsi parce que l’eau les a grignotés par en dessous. Aujourd’hui, ils sont plus hauts, et au sec. Mais un jour l’eau finira par les avoir aussi, et ils basculeront et dégringoleront au bas de la falaise, et se briseront avant d’être emportés par la rivière. Et le niveau des chutes reculera et descendra. »