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Ainsi avait débuté l’enseignement de Père, sur la manière dont le climat, le temps, les plantes et un tas d’autres choses peuvent modeler la nature.

À onze ans, une question avait germé d’elle-même dans l’esprit de Rigg : « Si le vent, la pluie, l’eau, la glace et les plantes peuvent ronger la roche, comment se fait-il que le Surplomb soit resté si raide ? Il aurait dû s’éroder comme les montagnes.

— À toi de me le dire », avait répondu Père sans vraiment répondre, comme souvent.

Cette fois, Rigg avait déjà réfléchi à la question.

« Parce que le Surplomb s’est formé bien après la plupart des collines et des montagnes qui l’entourent.

— Intéressant. Longtemps après tu penses ? Quand, exactement ? »

À sa propre surprise, Rigg avait répondu par une association d’idées surgie de nulle part : « En l’an 11191. »

Père avait éclaté de rire : « Le calendrier ! Tu penses vraiment que notre calendrier date de la formation des falaises du Surplomb ?

— Et pourquoi pas ? avait demandé Rigg. Pourquoi se souvenir de cette date comme de la première de notre Ère sinon ?

— Eh bien, Rigg, avait fait remarquer Père, parce que si le calendrier avait démarré en même temps que ce cataclysme capable de faire naître une falaise, pourquoi ne pas commencer sa numérotation à partir de ce moment précis ? Pourquoi décider de lui attribuer l’année 11191 pour ensuite compter à rebours ?

— Je ne sais pas, avait reconnu Rigg. Pourquoi ?

— À toi de me le dire.

— Parce qu’à la formation des falaises – Rigg n’avait pas l’intention d’abandonner son postulat –, les gens savaient que quelque chose allait se passer onze mille cent quatre-vingt-onze ans plus tard ?

— Tu avais trois ans lorsque nous avons atteint l’An Zéro. Et que s’est-il passé alors ?

— Un tas de choses, avait répondu Rigg. De quoi remplir une pleine année.

— Mais quelque chose qui ait marqué les esprits ? Au point de servir de référence à un calendrier ?

— Ça ne veut rien dire, Père, sauf que les gens qui ont inventé le calendrier se sont trompés sur le temps qu’il faudrait avant que n’arrive la chose qui devait arriver selon eux en l’An Zéro. Les gens se trompent tout le temps. Ça ne veut pas dire que le calendrier n’a pas commencé avec la formation du Surplomb.

— Bien tenté, avait estimé Père, mais, bien évidemment, faux. Et pourquoi t’es-tu trompé ?

— Parce qu’il me manque des informations », avait rétorqué Rigg.

Il lui manquait systématiquement des informations.

« Il y a toujours un petit quelque chose qui nous échappe, lui avait rappelé Père. Voilà la grande tragédie de la connaissance humaine. Même quand on croit tout savoir, l’avenir reste une inconnue. »

Mais dans le ton de Père, quelque chose avait sonné faux. Ou peut-être Rigg n’était-il pas complètement satisfait par la réponse de son père, rien qu’au timbre de sa voix.

« Je pense que tu sais quelque chose, avait hasardé Rigg.

— Encore heureux, un vieux briscard comme moi !

— Je pense que tu sais ce qui était censé marquer l’An Zéro.

— Une catastrophe ! Un fléau ! La fin du monde !

— Non, avait dit Rigg. Cette chose qui a poussé les créateurs du calendrier à le démarrer en 11191.

— Et pourquoi le saurais-je ?

— Non seulement je pense que tu le sais, avait repris Rigg, mais je pense aussi que cette chose est bel et bien arrivée, au jour et à l’heure prévus.

— Une chose si énorme et si importante que personne d’autre que moi n’y aurait prêté la moindre attention, avait continué Père.

— Je pense à quelque chose de scientifique. Un événement cosmique. Quelque chose que les astronomes avaient prédit, comme l’alignement de plusieurs planètes, l’explosion d’une étoile, une collision astrale ou quelque chose dans ce genre, quelque chose que ceux que l’astronomie n’intéresse pas n’auraient pu remarquer.

— Rigg, l’avait interrompu Père, tu es parfois si malin et si bête à la fois que tu me laisses sans voix. »

La discussion s’était arrêtée là. Rigg savait que Père lui cachait quelque chose, et qu’il n’était pas prêt à lui en dire plus.

Nox, elle, savait peut-être ce qui était arrivé en l’An Zéro. Peut-être son père lui avait-il livré tous ses secrets.

Mais, pour rejoindre Nox, encore fallait-il descendre le Surplomb jusqu’à Gué-de-la-Chute. Et avant cela, pousser jusqu’au Chemin de la Falaise, de l’autre côté des chutes. Ce qui signifiait qu’il allait devoir traverser là où le débit était le plus rapide et le courant si fort qu’il en effritait la roche, et rien n’indiquait qu’il n’allait pas justement poser le pied sur l’un de ces rochers branlants prêts à le faire basculer au bas de la falaise vers une mort certaine.

Sa seule consolation, pendant son interminable chute, avant que l’eau, les rochers ou le simple atterrissage ne réduise son corps en charpie, serait de voir une immense vague jaillir du lac pour déferler sur Gué-de-la-Chute et raser le village en quelques secondes ; au moins, il ne mourrait pas seul.

Père avait déjà évoqué une telle éventualité, pour le tester. « Pourquoi les gens choisissent-ils, pour établir leur village, un lieu qu’ils savent pertinemment sous la menace d’une terrible inondation, sans aucune chance de survie ni possibilité d’en réchapper ?

— Parce que les gens oublient, avait répondu Rigg.

— Gagné. Les gens oublient. Mais toi et moi, Rigg, on n’oublie pas, n’est-ce pas ? »

Rigg savait que ce n’était pas entièrement exact. Il ne pouvait prétendre tout retenir.

Par exemple, il connaissait l’itinéraire menant vers l’autre berge à travers les rochers. Mais il se méfiait de sa mémoire. En arrivant au point de départ, à fleur de lac, il revérifiait toujours.

Tout paraissait calme. Et pourtant, Rigg savait que si un caillou tombait là, il filerait droit vers les chutes sans toucher le fond, aussi vite qu’un jet de pierre. S’il venait lui-même à tomber, lui aussi se retrouverait projeté du haut de la falaise en deux petites secondes, non sans avoir violemment heurté six ou sept gros rochers en chemin, et c’est une version sanguinolente, désarticulée, sinon démembrée, de Rigg qui planerait dans les airs.

Debout, le regard porté au loin, il commença à lire – sentir – les innombrables traces des voyageurs.

Rien à voir avec les amas de traces des routes principales, si touffus qu’en isoler une en particulier, et qui plus est la suivre, relevait du miracle.

Elles se comptaient ici par centaines à peine, non par milliers ou millions.

Un nombre peu rassurant d’entre elles n’atteignaient jamais l’autre rive. Elles s’arrêtaient ici ou là avant de plonger brusquement vers le vide, emportées par le courant.

S’y mêlaient les anciennes traces. Leur présence avait permis à Rigg de résoudre l’énigme du recul et de l’abaissement progressif du niveau des chutes, par érosion de la roche. Elles enjambaient en effet le lac par les airs, plusieurs mètres au-dessus et en avant des chutes. Tout comme les traces actuelles, elles dessinaient un itinéraire bondissant, mais le long de roches aujourd’hui disparues, à la surface d’un lac plus haut et plus profond.

En lieu et place des anciens ponts s’étiraient des milliers de vieilles traînées aux couleurs ternes, mollement suspendues dans l’air.

Bien sûr, le terrain avait bougé, l’eau baissé. Quiconque capable de voir la même chose que Rigg en serait arrivé à la même conclusion : les chutes bougeaient année après année.

Mais aujourd’hui, elles étaient bien là, et aucun autre rocher que ceux-ci n’allait le porter de l’autre côté.