Rigg ne laissa pas les implications de cette dernière phrase – qui sous-entendait que lui aussi pouvait être torturé – pénétrer son subconscient émotionnel. « J’essaie depuis un moment de résoudre une énigme : pourquoi faire appel à un général pour m’arrêter ? Il ne faut vraiment pas être tenu en grande estime par le Conseil révolutionnaire du Peuple pour se voir attribuer si basse besogne. »
Le Général Citoyen se mit à rire. « Quelle naïveté. Et je suis sérieux. Car si vous jouez les ignorants, les choses que vous avez sciemment choisi d’ignorer sont… d’une stupidité effarante.
— Soit, permettez-moi donc de réitérer mon ingratitude à l’égard de mon père, pour ma piètre éducation.
— Si l’on m’a envoyé vous chercher, c’est que j’ai manœuvré dans l’ombre avec doigté pour qu’on me détache sur cette mission. Croyez-moi, les controverses portant sur l’Empire Sessamoto sont bien plus anciennes et profondes que la simple question de la destitution de la famille royale et du gouvernement du Monde entre les Murs par le Conseil révolutionnaire.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, déclara Rigg.
— Je parle du décret d’Aptica Sessamin, la grand-mère de l’actuelle non-reine, à l’origine du règne des femmes sur l’Empire. Pour mettre ce décret en vigueur, elle fit assassiner tous les hommes de la famille. C’est ainsi qu’ont pris fin tous les complots destinés à l’évincer – elle, une femme – de la Tente de Lumière.
— La Tente ? demanda Rigg.
— Officiellement, chaque résidence royale devient la Tente de Lumière lorsque le monarque en exercice y réside. Aptica Sessamin fit donc assassiner tous ses fils. Quant à sa fille régnante, Mutash Sessamin, elle n’avait qu’un enfant, une fille, Hagia Sessamin.
— Hagia, celle qui pourrait être ma mère ?
— Ainsi donc, vous connaissez les noms de la maison royale !
— Bien sûr que je les connais, expliqua Rigg. Depuis que je suis ici, j’ai dû entendre la moitié de la ville chuchoter : “Il prétend être le fils de Hagia Sessamin.”
— Bien joué, le félicita Citoyen. J’avais soigneusement évité toute référence à la dame pour vous piéger. J’ai moi-même entendu ces messes basses, même si jamais je n’aurais cru que vous… bref, passons. Je ne devrais sous-estimer ni votre intelligence ni votre sens de l’observation. »
Rigg ne manifesta aucune émotion – mais il savait désormais que, pour Citoyen, une absence de manifestation était déjà une réaction en soi.
« À la naissance de Rigg Sessamekesh, premier mâle à naître depuis la mort d’Aptica Sessamin, son suffixe, “ekesh”, fit éclater de violentes controverses. C’était en effet le suffixe attribué aux mâles destinés au trône, du temps du règne des hommes. Hagia Sessamin argua qu’il servait juste à désigner le premier enfant né de sexe masculin. Et que, puisque depuis la Révolution du Peuple, les enfants de sang royal étaient privés de tout héritage, on pouvait théoriquement le porter sans prétendre au trône. Pour certains, son fils avait reçu ce nom pour brandir l’étendard de la révolte et restaurer la monarchie. Pour d’autres, c’était le signe qu’elle répudiait la loi, imposée par sa mère, selon laquelle la Tente et la Pierre devaient passer de mère en fille.
— La Tente et la Pierre ? demanda Rigg.
— Oui, dit Citoyen. La Tente, objet de culte à la gloire du passé de nomades des Sessamides, et la Pierre, perdue depuis des millénaires mais à jamais révérée – et remplacée par une vulgaire roche de rivière – et que vous avez si gentiment offerte à la vente. »
Rigg ne pipa mot, trop occupé à se demander pourquoi, sur dix-neuf pierres, il avait fallu qu’il choisisse la seule qu’il ne fallait pas.
Citoyen ne s’arrêtait plus. « Donc, à l’annonce de la mort en bas âge de Rigg Sessamekesh, les défenseurs de cette thèse se sentirent soulagés. Dans le camp adverse, on criait au complot : les conspirateurs avaient kidnappé le bébé, dans le but de l’utiliser pour restaurer le pouvoir royal et mettre un terme au règne des femmes.
— Il faudrait être suicidaire pour se faire passer pour lui, en conclut Rigg. Tout le monde le veut mort, le Conseil révolutionnaire comme les partisans de la Reine Aptica. Pour les amis d’un tel imposteur, le combat est perdu d’avance.
— C’est là que les choses se compliquent, poursuivit le général avec un petit gloussement de plaisir. Car les soutiens de la Révolution du Peuple émanaient en grande partie des opposants à la monarchie des femmes. Au moment de la révolution, aucun héritier de sexe masculin n’était encore né, le seul moyen de renverser les reines passait donc par le renversement pur et simple du régime monarchique. Mais si un petit mâle venait à naître, le Conseil perdrait une partie– une bonne partie, clament certains – de son soutien au profit du jeune héritier, car beaucoup considèrent Aptica comme une abomination et sa loi matriarcale comme un sacrilège.
— Je suis surpris que le vrai Rigg Sessamekesh n’ait pas été assassiné à peine son zigouigoui sorti, commenta Rigg. Ça aurait simplifié les choses.
— Vous parlez comme si vous n’étiez pas lui, remarqua Citoyen.
— Jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas lui, dit Rigg. Pas plus que je ne suis un imposteur. Vous n’évoquez jamais la possibilité que je puisse dire vrai. Que dans mon ignorance, je puisse être innocent de ce dont on m’accuse.
— Peu importe. Cette mission m’a été confiée par des personnes croyant en ma capacité à mettre au jour la vérité vous concernant.
— Donc, s’il s’avère que je suis Rigg Sessamekesh, vous aurez le droit de me tuer ? »
Le général lui sourit. « Je vois que je ne suis pas le seul à tendre des pièges. »
Il avait vu juste. Si la situation décrite par Citoyen était exacte, un fidèle soldat de la Révolution du Peuple n’hésiterait pas une seconde à éliminer Rigg ; le Conseil ne prendrait pas le risque de le laisser en vie. Il suffirait de maquiller le meurtre en accident mais, héritier ou imposteur, il devrait mourir.
« Général Citoyen, reprit Rigg, il me semble que vous vous souciez peu que je sois ou non le Rigg Sessamekesh auquel Hagia Sessamin a donné naissance il y a treize ans.
— Au contraire, je m’en soucie énormément.
— Ce dont vous vous souciez, c’est de ma crédibilité aux yeux du peuple d’Aressa Sessamo : serais-je suffisamment crédible pour pouvoir renverser le Conseil et installer un régent, vous peut-être, gouvernant en mon nom ?
— Vous n’avez fait qu’une erreur, dit Citoyen.
— Non, aucune, contra Rigg. Vous vous apprêtiez à me dire que tout cela n’était qu’un jeu pour me pousser à la faute, pour voir si je représentais un danger réel, mais qu’en fait votre loyauté envers le Conseil est absolue. »
Citoyen ne répliqua rien, ne montra rien.
« Peut-être êtes-vous loyal, peut-être ambitieux, peut-être ni l’un ni l’autre, continua Rigg. Quelle que soit votre décision, je ne peux l’influencer. Mais absolument rien dans ce que j’ai dit ou fait n’indique une quelconque volonté de ma part de participer à un complot contre le Conseil. Et sans participation volontaire de ma part, aucune conspiration ne pourrait m’utiliser.
— Et si la survie de vos amis en dépendait ? Ne feriez-vous pas ce que l’on vous demande de faire ? » questionna Citoyen.
Celui-ci comptait-il réellement sur la loyauté de Rigg envers ses amis pour l’utiliser ? Père avait un jour cité un ancien philosophe : « L’homme bon compte sur les autres pour partager ses vertus, l’homme mauvais, sur les vertus d’hommes meilleurs. Les deux font fausse route. » Le général était-il suffisamment bête pour se fourvoyer ainsi lui aussi ?