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Dehors, des cris fusèrent soudain de toutes parts. Un homme fit irruption dans la cabine. Un soldat.

« Ils ont sauté par-dessus bord, monsieur ! Et jeté Aboyeur à l’eau !

— Surveillez ce prisonnier », lui ordonna Citoyen, déjà sur le pont.

Le soldat referma la porte et se posta devant. « Ne m’adressez pas la parole, ordonna-t-il à Rigg.

— Même pour vous demander qui répond au doux nom d’“Aboyeur” ? »

Rigg conclut à l’impassibilité du garde qu’il ne dirait rien. Il se trompait.

« Ce n’est pas son vrai nom, monsieur. On l’appelle tous comme ça dans son dos. J’espère que le général n’a pas relevé.

— Vous êtes mal, affirma Rigg. Il relève tout. »

Le soldat acquiesça. Il laissa échapper un soupir. « Pourvu que je sois juste privé de rations mais pas fouetté. » Puis il rougit, conscient d’en avoir déjà trop dit à un prisonnier.

« Et si je lui disais que vous avez immédiatement regretté, ça vous aiderait ?

— Non, parce que ça voudrait dire que j’ai parlé.

— Ce que vous n’avez pas fait, le Grand Anneau m’en soit témoin, dit Rigg, malgré mes efforts incessants pour vous arracher une parole. »

Un long silence. Beaucoup d’effervescence dehors. Un arrêt brutal du bateau, un demi-tour. Puis à nouveau, en avant toute. Deux coups secs à la porte. Le soldat entrouvrit, recula dans l’embrasure – toujours face à Rigg – puis avança à nouveau dans la pièce.

« Vos amis ont réussi à s’échapper, monsieur », articula l’homme du bout des lèvres, avec un tel naturel que Rigg en vint à se demander si ce n’était pas une technique mise au point par les soldats pour communiquer en silence pendant leur service.

Rigg ne lui demanda pas pourquoi il avait dit « monsieur ». Il savait parfaitement que sa supposée identité s’était propagée parmi les soldats, sinon l’équipage entier, voire la moitié d’O, avant même leur départ. Le soldat lui donnait donc du « monsieur » par respect pour la royauté, et pour l’héritier présumé au trône, Rigg en l’occurrence.

L’hypothèse d’un mouvement contre-révolutionnaire opposé au Conseil n’était donc pas infondée.

Se pouvait-il que Père l’ait enlevé, alors qu’il n’était encore qu’un bébé, à la maison royale ? La seule question qui subsisterait alors serait de savoir s’il avait en cela suivi, ou au contraire trahi, les consignes des parents de Rigg. Ceux-ci l’avaient-ils confié au Vagabond pour lui sauver la vie ? Avait-il été kidnappé ?

Ou – autre possibilité plus saugrenue – sachant le véritable Rigg assassiné et son corps caché ou disparu, Père avait-il choisi un bébé parfaitement ordinaire dans le seul but d’en faire un futur prétendant au titre de Sessamekesh ? Si tel était le cas, il n’avait pas dû ménager sa peine pour dénicher la perle rare, un bébé qui ressemblerait suffisamment à un Sessamoto plus tard pour passer pour le fils et frère dont on n’attendait plus le retour.

Ce que Rigg ne comprenait pas, c’était l’intérêt que pouvait avoir Père à voir ce stratagème se déclencher après sa mort. Pourquoi laisser Rigg éviter seul les embûches ?

Pensait-il l’avoir suffisamment guidé pour qu’il assure seul sa destinée ?

Rigg resta assis là, à chercher ce que Père avait bien pu lui enseigner qui puisse l’aider dans sa présente situation. Rien ne lui vint. Si étonnant que cela puisse paraître, Père semblait avoir oublié quelque chose.

Il n’ignorait pourtant pas qu’il était impossible de tout prévoir. C’est donc qu’il avait dû munir Rigg de l’attirail nécessaire pour se sortir de toutes les impasses, celle-ci comprise. Mais que faire ? Tant que le cerveau de Rigg ne se réveillerait pas, aucune leçon, si adaptée fût-elle, ne lui servirait.

La porte s’ouvrit sur un officier détrempé – le dénommé Aboyeur, apparemment. On le poussa sans ménagement dans la cabine, puis on le menotta à Rigg, poignet contre poignet, cheville contre cheville. Le Général Citoyen suivait. « Comme ça, tu vas peut-être pouvoir empêcher celui-là de sauter par-dessus bord, triple abruti ! Et ça t’évitera de te retrouver à l’eau par la même occasion ! »

La semonce fut telle qu’aucun soldat présent sur le bateau ne pourrait dire par la suite ne pas avoir été prévenu. Mais pour Rigg, le regard que Citoyen lança à Aboyeur sentait la colère forcée. La vraie lueur de rage, il la lut dans celui qui lui était adressé.

Le général parti, désormais seul en compagnie d’Aboyeur, Rigg lutta pour ne pas éclater de rire. Non content de réaliser l’évasion parfaite en compagnie d’Umbo, ce bon vieux Miche en avait même profité pour jeter son chien de garde à l’eau. Et ça, quelles que fussent ses intentions véritables, le Général Citoyen n’avait pas apprécié.

Chapitre 11

À reculons

Il fallut cette fois onze jours aux ordinateurs pour livrer leur réponse.

« En convertissant la dépense énergétique en masse et en respectant les lois empiriques de la physique moderne, dit le sacrifiable, tous les ordinateurs s’accordent pour dire que le coût probable d’un retour à notre position précédente dans l’espace-temps via la contraction serait d’environ dix-neuf fois la masse totale de ce vaisseau.

— Dix-neuf ordinateurs, dit Ram, et dix-neuf fois la masse.

— Vous y voyez une coïncidence ? demanda le sacrifiable.

— Au moment de la création de la contraction, chaque ordinateur observait l’espace-temps de son côté, répondit Ram. Vous et moi, nous ne pouvions rien observer car il nous était impossible de sentir, ou même comprendre, les circonvolutions des champs générés. Donc, pour chaque observateur, il fallait un saut distinct. Et pour chaque saut, une dépense correspondant à la masse du vaisseau et de son contenu.

— Donc s’il y avait eu moitié moins d’ordinateurs, dit le sacrifiable, on ne serait revenus qu’à mi-chemin dans le temps ?

— Non. Prenons un seul ordinateur, par exemple. Je pense que dans ce cas, nous aurions été propulsés via la contraction dix-neuf fois moins loin dans le passé du système stellaire visé, avant de revenir en chronologie inversée.

— Cette hypothèse semble vous réjouir, dit le sacrifiable, mais je ne comprends pas pourquoi. Elle n’explique rien.

— Vous ne voyez toujours pas ? s’étonna Ram. Le fait de traverser la contraction nous a envoyés plus ou moins loin dans le passé, en fonction de la masse du vaisseau, de sa vélocité ou de ce que vous voulez. Mais le seul moyen de payer ce passage à travers la contraction était d’envoyer une masse équivalente dans l’autre sens. Et comme dix-neuf ordinateurs étaient en train de générer des champs qui créaient eux-mêmes à leur tour la contraction, cette opération s’est répétée dix-neuf fois.

— Mais ça n’est arrivé qu’une fois, objecta le sacrifiable.

— Non, assura Ram. Dix-neuf fois. Pour chaque saut, une copie du vaisseau s’est retrouvée propulsée dans le passé. Dix-huit autres versions de nous-mêmes peuplent l’espace occupé initialement par la version originale du vaisseau, à la seule différence qu’elles avancent à reculons dans le temps vers la Terre, toutes invisibles les unes aux autres.

— Doit-on en conclure que notre confiance absolue dans les ordinateurs a fait échouer la mission ? demanda le sacrifiable.

— La mission n’a pas échoué, affirma Ram. Elle a réussi dix-neuf fois. Nous, on est juste la traînée de fumée à l’arrière. »