Miche ne manquait pas d’idées pour revenir en cachette à O et s’y terrer le temps qu’Umbo aille porter ses messages. Il fallut à son compagnon redoubler de persuasion pour le convaincre qu’il ne savait toujours pas comment faire, et que le mieux serait encore d’apprendre ailleurs.
« Il va peut-être me falloir des semaines pour y arriver, dit Umbo à Miche, alors que tous deux faisaient route vers O à travers bois. Voire des mois. » Si j’y arrive un jour. « Il n’y a que Rigg qui savait s’y prendre. Moi, je l’aidais juste, en le ralentissant. Ou en l’accélérant.
— En le ralentissant ou en l’accélérant ?
— J’ai toujours pensé que je ralentissais les autres, mais Rigg prétend que je les accélère, et que du coup c’est le reste qui semble au ralenti. »
Miche accueillit l’explication d’un grommellement. Il écarta une branche et la retint le temps de laisser passer Umbo.
« Merci, dit celui-ci. Tu vois, Rigg a toujours su lire les mouvements des gens dans le passé, à travers leurs traces. Bien avant que je ne l’aide. Il a toujours su ce qu’il fallait chercher. Pas moi. »
Nouveau grommellement.
« Il nous faut un endroit sûr pour que je puisse m’entraîner à faire sur moi ce que je fais sur les autres. Et encore, qui me dit que je vais réussir à voir les gens ?
— Écoute, dit Miche, on sait tous que tu y es parvenu. Que ça va arriver. C’est simplement une question de temps. Toi, tu dois juste t’entraîner dur pour qu’on n’en perde pas trop.
— Ce n’est pas une perte de temps, corrigea Umbo. C’est seulement celui que ça prend pour y arriver.
— Voilà comment je vois les choses, reprit Miche. On a dû vivre tout ça déjà, mais, la première fois, Rigg s’est fait arrêter sans que toi tu déplaces la dague, ni que moi je cache les pierres et l’argent. Ensuite, tu as appris à remonter le temps, tu es revenu à O, tu as délivré tes messages, et tout cela a influencé le cours des événements actuels. Donc quel besoin de délivrer les messages à nouveau, après tout ?
— Parce que sinon, rien de tout cela n’arrivera. Je dois apprendre à retourner dans le passé pour y aller maintenant et délivrer ce message.
— Mais tu as dit toi-même ne l’avoir reçu qu’une fois. Alors pourquoi le délivrer deux fois ?
— Je ne sais pas, admit Umbo. Je ne crois pas que ce soit vraiment deux fois. Il y a juste un message et je ne l’ai pas encore délivré, c’est tout.
— Tout ce qu’il y a à savoir, c’est que tu dois le délivrer parce que tu l’as déjà fait. Tu l’as fait, point. Maintenant on ne va pas commencer à s’engueuler. Même si tu ne dois pas délivrer le même message deux fois, ça te servira toujours de savoir comment on fait. Et si tu te sens mieux après ça, alors va porter tes messages – si toutefois tu te rappelles ce que tu dois dire.
— Je dois le faire parce que je sais que je l’ai déjà fait, seulement quand je l’ai fait, c’était dans le futur, donc je dois aller dans le futur pour revenir faire dans le passé ce que j’ai déjà fait… Un truc aussi tordu ne peut pas être possible !
— Si, puisque c’est arrivé. À présent, si tu veux bien, on va quitter O le temps que tu te fasses à l’idée, sinon on risque de se faire prendre. Je vais retourner en ville pour chercher les pierres et l’argent. On paiera notre remontée à Halte-de-Flaque avec, et on restera en sécurité là-haut quelque temps. Pour ce qui est des pierres et de la dague, ça va être dur d’en tirer quelque chose. À mon avis, tu étais revenu prévenir Rigg, et te prévenir toi, parce que la première fois que nous avons vécu ces événements, les soldats nous ont probablement tout confisqué. Ça n’a pas dû arranger les affaires de Rigg. Cette première pierre, qui nous dit que c’était la seule à appartenir à un roi et à valoir une fortune ? Et si les autres rendaient les choses encore plus compliquées si Rigg venait à se faire prendre avec ? Et cette dague, qui sait ce que ce truc nous réserve ? Elle n’a pas d’âge mais semble en même temps étrangement neuve, non ? Rigg ne sait rien de celui à qui il l’a volée.
— Le mieux serait encore de garder l’argent et d’enterrer la dague et les pierres là où personne ne viendra les chercher.
— Non, dit Miche. Peut-être qu’elles nous serviront plus tard à racheter la liberté de Rigg, qui sait. Ou autre chose. C’est l’héritage qu’il tient de son père, le Conseil révolutionnaire ne doit pas tomber dessus, pas plus que n’importe quelle autre personne malintentionnée. On va l’emmener à Aressa Sessamo, que Rigg puisse compter dessus dès qu’il en aura besoin.
— Avec ce que ça nous a rapporté de trimballer tout ça avec nous jusqu’à présent… » geignit Umbo.
Miche le poussa gentiment du coude. « Regarde ce que tu portes. Regarde un peu ce qu’on a vécu, les gens qu’on a rencontrés, les choses qu’on a apprises. Moi, en tout cas, ces quelques semaines de richesse m’ont beaucoup appris.
— Ah oui, et quoi par exemple ? Qu’on peut t’arrêter pour ça ?
— Rigg s’est fait arrêter à cause de son nom, pas de sa fortune.
— Alors dis-moi ce que le fait d’être riche – ou plutôt de traîner aux côtés d’un riche – t’a enseigné ? »
Le visage de Miche se fendit d’un large sourire. « Que je préfère ça à être pauvre, et de loin.
— Pauvre, ça m’allait très bien à moi. Je ne m’étais même pas rendu compte que je l’étais. Ce qu’on a acheté, je ne savais même pas que ça existait, alors ça ne risquait pas de me manquer. La vie était belle.
— Un vrai queuneu, ma parole, railla Miche.
— C’est quoi le plan, alors ? On va à O, on récupère les pierres et l’argent…
— Je t’arrête tout de suite. Je vais à O, je récupère l’argent.
— Non, tu restes avec moi !
— Non, trancha Miche. Et il nous faut un signal pour que je puisse t’appeler quand je rentre. Si je siffle comme ça… (il siffla)… ça veut dire que je suis seul et qu’il n’y a rien à craindre. Par contre, si je siffle comme ça… (Il siffla différemment)… c’est que quelqu’un de dangereux m’a suivi et que tu ne dois pas te montrer.
— Aucun oiseau ne siffle de la sorte.
— Tant mieux, on ne risquera pas de les attirer, au moins. Ce sont de vieux signaux militaires utilisés dans mon ancien régiment.
— Il en manque un.
— Lequel ?
— Celui qui signifie : “Quelqu’un de dangereux m’a suivi, mais viens quand même m’aider.”
— Inutile.
— Tu pourrais en avoir besoin. Vas-y, siffle-le pour moi.
— Inutile, je te dis.
— Allez, même si tu ne l’utilises pas ! »
Miche fit les gros yeux et émit un troisième sifflement, complètement différent.
« Celui qui sait ici, c’est moi, alors ne t’avise pas de donner des ordres, s’il te plaît.
— Toi tu es costaud, moi tout petit. Si la situation tourne mal, je vais difficilement pouvoir passer en force pour m’en sortir. Du coup, il faut bien que je pense à tout. C’est comme ça quand on est petit !
— Moi aussi j’ai été petit, tu sais, dit Miche.
— Je parie que tu as toujours fait deux têtes de plus que les autres, même les plus grands. »
Miche resta coi.
« Si tu ne dis rien, c’est que j’ai raison.
— Silence. Je crois avoir aperçu la tour.
— Quelle tour ? demanda Umbo.
— La Tour d’O, grommela Miche. Comment tu fais pour être aussi bête ?