— Je pensais à autre chose, s’excusa Umbo. À comment on retourne dans le passé.
— Tu étais en train de te croire plus intelligent que les autres, oui, à me dire : “J’ai raison”, sauf que tu viens de prouver le contraire, et ne perds pas ton temps à discuter parce qu’on sait très bien tous les deux que je suis coincé ici avec l’imbécile de service pendant que le seul à avoir un cerveau est prisonnier à bord du bateau. »
La remarque piqua Umbo au vif, plus violente qu’une claque de son père. Miche eut beau la tempérer d’une petite tape amicale et d’un « Allez, tu sais bien que je te taquine », cela n’y changea rien – c’était vrai, et ils le savaient tous les deux. Sauf que l’intelligence n’avait rien à voir là-dedans. Tout était une question d’enseignement, celui dispensé par le Voyageur à l’un comme à l’autre. Quelques leçons à peine pour Umbo, juste assez pour aider Rigg. Et tout ce qu’il était humainement possible d’apprendre pour Rigg, une vraie instruction d’héritier au trône. Parce qu’il en était un, tout simplement.
Si le Voyageur m’avait entraîné comme lui, moi aussi je serais intelligent.
Pas vrai ?
Les signaux mis en place ne servirent absolument à rien. Umbo préféra désobéir, désertant son poste pour suivre Miche. Arrivé à proximité de la tour, il grimpa dans un arbre. De là, il put voir où Miche avait caché le sac de pierres puis surveilla son retour à travers bois. Il n’avait pas l’air d’être suivi. Umbo se dépêcha de faire le chemin en sens inverse, remonta dans un arbre puis se laissa tomber d’une branche basse face à Miche. Il reçut une belle volée de bois vert sur fond de « fais ce que je te dis ou tu vas tous nous faire tuer », mais s’y soumit de bon cœur.
Le sermon de Miche terminé, Umbo lui demanda : « Tu l’as ? Il ne manque rien ?
— À moins que quelqu’un ait trouvé le sac, l’ait ouvert pour en sortir une pierre puis l’ait gentiment remis à sa place, non, il ne manque rien.
— Très bien, vérifions, dans ce cas, dit Umbo. J’ai comme un doute. »
Ils comptèrent. Recomptèrent une seconde fois.
« Impossible, déclara Miche. Comment peut-il n’en manquer qu’une ?
— Et la plus grosse en plus, observa Umbo.
— Comment le savais-tu ?
— Je ne le savais pas vraiment. J’ai juste pensé que peut-être…
— Mais enfin, c’est insensé, enragea Miche. Personne ne volerait une seule pierre.
— Si, moi, dit Umbo. Je viens de voir d’où tu les sortais. J’imagine que c’est moi qui l’ai prise. »
Miche l’agrippa sans ménagement. « Rends-la tout de suite, espèce de petit voleur.
— Je ne t’ai jamais entendu traiter Rigg de voleur parce qu’il avait pris la dague.
— Lui aussi, je l’ai traité de voleur, bien sûr !
— Très bien, mais tu ne lui as pas broyé le bras comme tu es en train de me faire. Ça fait mal, arrête ! Ce n’est pas moi qui ai la pierre, je ne l’ai pas prise !
— Tu as dit que c’était toi.
— J’ai dit que je pensais que c’était moi, mais j’aurais dû dire que je pensais que ce serait moi. »
Miche soupira et relâcha sa prise. « Pourquoi ? Où tu veux en venir ?
— Nulle part, sauf que lorsque tu as fait ta remarque sarcastique sur le fait que quelqu’un n’aurait sûrement pas sorti qu’une pierre, j’ai pensé : Tiens, ce serait rigolo si mon futur moi revenait pour le faire, en prenant la plus grosse. À la seconde même, j’ai décidé que je le ferais si j’en avais l’occasion. Et maintenant, je sais que je l’aurai.
— Tu es en train de me dire que, dès que tu sauras voyager dans le temps, tu vas t’en servir pour jouer ce genre de blague débile à tes amis ?
— Voilà, tu as tout compris.
— Je devrais te casser le bras pour ça.
— Mais tu ne le feras pas.
— N’en sois pas si sûr.
— Mon bras n’avait pas l’air trop abîmé lors de la visite de mon futur moi. Je sais aussi que je ne vais pas me noyer, me briser la nuque en tombant d’un arbre ou me faire égorger par un rôdeur. Pas plus que je ne vais succomber à une terrible maladie, prendre la foudre ou me faire frapper à mort par qui que ce soit.
— Je n’en serais pas trop sûr à ta place.
— Comment ne pas être trop sûr ? Je suis revenu voir Rigg, me voir et voler cette pierre !
— Si seulement je pouvais y retourner et cacher le sac ailleurs, bougonna Miche.
— Tu vois que c’est drôle, finalement ! Allez quoi, on joue tous, tout le temps. Regarde, toi tu as fait la guerre, c’était ton métier, mais quand tu étais petit tu jouais bien à la guerre, non ? Moi aussi. On le fait tous. Donc oui, quand j’aurai appris à retourner dans le passé, je vais bien m’amuser ! Mettre en garde les gens est une chose – il suffit d’apparaître et de parler. Mais je sais que je vais devoir prouver au monde que tout ce que Rigg sait faire, je sais le faire aussi. Sinon, c’est moi qui perds. Il a pris la dague des mains d’un inconnu. Je prends – ou prendrai – la pierre, mais dans notre sac à nous, pour qu’elle ne manque à personne. Tu vois ? Un jeu, rien de plus.
— Ça ne me fait pas rire, affirma Miche.
— Parce que tu es vieux, fatigué, et que tu sais que tu vas mourir. » Cette fois, Miche leva le poing pour frapper, mais Umbo fit un saut de côté. « Tu vois ? On est amis, alors je te taquine en ami. Tu vois ? Tous les gens normaux font ça.
— Ce n’est pas ce que les enfants normaux font avec les adultes normaux, non, rétorqua Miche, visiblement irrité.
— Mais tu n’es pas un adulte normal, continua Umbo. Quand tu me frappes, ce n’est pas vraiment pour me faire mal.
— Approche-toi, et on va vérifier.
— Mon père m’aurait couché d’une claque avant de me rouer de coups au sol.
— Trop de travail, dit Miche. Tu vaux moins que ça.
— Amis ! cria Umbo triomphalement.
— Eh bien, ami, tu vas peut-être pouvoir me dire où est passée la pierre, maintenant ? »
Umbo ne sut que répondre. Se pouvait-il que la pierre ait tout bonnement disparu de la surface de la terre ? Avait-elle cessé d’exister, pour réapparaître plus tard, de nulle part, à partir de rien ? Umbo en vint à se questionner sur la signification de l’existence même. Lorsque Rigg avait plongé dans le passé pour en ressortir avec la dague, il n’avait jamais quitté le monde réel – lui pouvait voir les gens du passé, eux pouvaient le voir, mais il restait ici. Mais la pierre… elle était juste partie.
Et la dague ? Un inconnu l’avait à la ceinture. Rigg avait tendu le bras et s’en était saisi, Umbo se rappelait parfaitement la voir prendre forme dans sa main. Son existence avait une continuité. Elle avait juste franchi les siècles, peut-être même les millénaires. Comme ça, d’un coup. Juste parce que Rigg s’était rendu dans le passé et l’avait déplacée. Même chose pour la pierre. Elle n’avait jamais cessé d’exister, elle avait juste changé de place. Et d’époque. La dague avait suivi les mains de Rigg ; la pierre suivrait celles d’Umbo.
Ils étaient arrivés par bateau le long de la rivière. À chaque seconde écoulée de Halte-de-Flaque à O, ils avaient existé quelque part dans ce monde – sur le bateau, en l’occurrence. Mais pour la dague et la pierre, pas de bateau. Pas de rivière. Juste des déplacements éclair. Umbo préféra en rester là de ses réflexions métaphysiques. Miche lui paraissait un peu trop satisfait à son goût que sa question le laisse à ce point sans voix.