Mais, là aussi, on était dans le jeu, après tout ? Miche remportait cette manche.
Ils évitèrent de prendre un bateau depuis O, de peur qu’on les reconnaisse, qu’on les déclare fugitifs et qu’on les arrête à nouveau, avec les pierres et tout le reste. Ils optèrent à la place pour un petit bac légèrement en aval de la rivière, gagnèrent l’autre rive puis attrapèrent une embarcation qui remontait la rivière.
Pas la première. Ni la seconde, qui les avait pourtant accostés en leur proposant de monter à bord. Umbo cherchait ce que Miche pouvait bien leur reprocher, quand ce dernier se mit à héler la troisième – qui croisait pourtant au large – en hurlant le nom du capitaine. « Rubal ! » s’exclama-t-il une première fois, puis une deuxième, plus fort. Il s’avança dans l’eau jusqu’à mi-cuisse tout en agitant les bras et en continuant à crier « Rubal », jusqu’à ce que l’homme à la barre finisse par l’entendre, ou le voir.
« Miche, ce vieux braconnier !
— Moi, braconnier ? C’est elle qui est tombée dans mes filets ! hurla Miche en retour, avant de confier à Umbo en aparté : C’est vrai, je lui ai piqué sa copine mais bon, on était soldats à l’époque, presque des enfants, je ne ferais plus ça aujourd’hui.
— Sage décision, répliqua Umbo. Flaque te tuerait.
— Exact. Elle me tuera si je ramène Rubal à l’auberge aussi, mais il va bien falloir que je lui paie la nuit, pour le passage.
— Qu’est-ce qu’elle lui reproche ?
— Il ne peut s’empêcher de jouer aux cailloux. Une vraie drogue, et il triche tout le temps. Il est plutôt doué pour ça d’ailleurs, mais si le joueur en face a l’œil, il est cuit.
— Tu es un bon joueur, toi ?
— Non, avoua Miche. Mais un jour, j’ai dû en tuer un pour lui sauver la peau.
— Donc, il te doit bien ce passage.
— On s’est sauvé la vie une vingtaine de fois chacun. Il m’accordera cette faveur, mais il ne me doit rien.
— Comment savais-tu qu’il passerait par là ?
— Je ne savais pas que ce serait Rubal. Mais je savais que, tôt ou tard, quelqu’un passerait que je connais suffisamment bien pour ne pas craindre qu’il essaie de nous voler ou de nous mettre à l’eau. La rivière, j’y vis et j’y travaille, Umbo. Avec tous ces bateaux et ces pilotes, à la fin, tu finis par connaître un peu tout le monde. »
La remontée se passa tranquillement, juste entrecoupée de quelques haltes ici et là. À la nuit tombée, les bateliers tiraient vers l’auberge la plus proche. Miche se présentait aux autres taverniers et passait toujours une bonne soirée en leur compagnie ; ils étaient ici entre eux, pas en concurrence. Jamais l’équipage ne continuait de nuit pour pousser jusqu’à un endroit plus connu qu’un autre. À moins que les lits ne soient infestés de puces et la nourriture si repoussante qu’il devenait préférable d’aller voir ailleurs, tout ce beau monde s’arrêtait et l’argent passait de main en main dans un sain commerce, qui se faisait plus calme au fur et à mesure que l’on remontait la rivière.
À bord, Miche attrapait parfois une perche ou une rame – ses muscles n’étaient pas taillés pour l’exercice, mais il ne manquait pas d’énergie et apprenait vite. Umbo aurait bien aidé, lui aussi, mais il était si petit que sa proposition fit rire les bateliers. « D’ailleurs, lui murmura Miche, je crois que tu as mieux à faire. Dans ta tête. »
Du coup, il restait allongé des heures à l’ombre des voiles, quand le vent soufflait, ou d’une toile, les jours sans vent. Il n’avait aucun mal à exercer son petit talent sur les hommes d’équipage, qui devenaient soudain plus alertes, plus habiles dans leurs manœuvres d’évitement quand un obstacle se présentait. Aucun ne suspectait le devoir à Umbo. Sauf Miche, bien sûr, qui ne manquait pas de le lui faire savoir d’un regard appuyé dès qu’il s’amusait à ça. Désormais tout appliqué à l’étude de son pouvoir – chose qu’il n’avait plus faite depuis les dernières leçons du Voyageur –, le jeune garçon prit conscience de certaines choses très utiles.
La première concernait l’inertie de l’accélération, qui pouvait durer plusieurs minutes sans qu’Umbo intervienne.
La seconde, sa nature, qui s’apparentait aux montées d’adrénaline parfois ressenties face au danger, mais sans les effets secondaires observés lors de ces moments de concentration intense et d’explosion des perceptions : accélération du rythme cardiaque, souffle court, peur panique.
Umbo mettait les autres dans une saine panique, sans peur aucune.
Pour déclencher chez lui cette montée, il tenta à plusieurs reprises de s’effrayer. En vain. Pour commencer, il n’y croyait pas. Ensuite, peur et panique n’avaient rien à voir, une simple peur ne suffisait pas.
Il aurait pu également essayer face à un miroir, en se concentrant sur son reflet. Mais plus il y pensait, plus il trouvait cette idée ridicule. Les miroirs renvoyaient la lumière, pas les pouvoirs.
Il essaya de regarder ses pieds et ses mains comme il regardait ceux des autres mais les effets ne se firent pas plus ressentir – ni accélération, ni ralentissement du monde autour de lui.
Il finit par abandonner, de dépit, restant allongé à l’ombre, se laissant bercer au rythme des soulèvements de la coque à chaque « Perche ! » ou « Rame ! » lancé, et de ses affaissements quand les bateliers relâchaient leurs efforts à l’unisson sur la moitié d’entre elles. Des oscillations presque douces, mais presque seulement, et couché là à même le pont il pouvait ressentir chaque poussée, chaque chute. Vidant son esprit pour ne plus se concentrer que sur elles, il lui sembla sentir ces mouvements ralentir, les appels s’espacer, les poussées durer, les chutes se préciser.
Il s’endormit.
Lorsqu’il se réveilla – bien aidé par l’orteil d’un batelier fourré dans ses côtes et par un « À la soupe, mon gars » tonitruant lancé au-dessus de lui –, ne restait qu’un vague souvenir de cette sensation, de toutes ces choses au ralenti autour de lui, et un doute : est-ce vraiment cela, se faire ralentir ?
« Imbécile, murmura-t-il pour lui-même.
— Hein ? » demanda le rameur le plus proche. Le bateau accostait pour le repas de midi et quelques heures de repos, et plus personne n’était aux perches.
« Rien, dit Umbo. Je me traite d’imbécile.
— Honnête de ta part, nota le batelier. Mais tu m’apprends rien, nous ça fait des jours qu’on a remarqué. »
Umbo lui sourit jusqu’aux oreilles – ça faisait du bien de se sentir accepté, même s’il le devait à Miche plus qu’à lui. Lorsque son regard croisa celui du tavernier au-dessus des braises encore ardentes du feu de camp improvisé pour le repas, il lui lança un clin d’œil, que Miche accueillit d’un signe de tête. Je progresse.
Il passa ensuite l’après-midi à essayer d’identifier les déclencheurs de son état de transe. Sa somnolence était hors de cause : elle avait interrompu, pas déclenché, le phénomène. Sa concentration aussi : il n’avait pas sciemment pensé au rythme des « perche, rame, perche, rame » des deux équipes alternant leurs efforts. Non, il fallait chercher ailleurs. Quand il le faisait aux autres, la sensation était différente, quoique, d’une manière assez inexplicable, étrangement similaire. C’était comme apprendre à jouer avec un nouveau muscle. Plus il s’entraînait, plus il retrouvait facilement le chemin de cet espace intérieur où le temps ralentissait – ou alors, où ses facultés accéléraient.
C’était comme si, au lieu de se faire quelque chose, il parvenait simplement en cet endroit de lui-même régi par une chronologie différente. À force d’entraînement, sa maîtrise, désormais bien plus complète, de sa propre transe dépassa bientôt celle qu’il avait du temps lorsqu’il visait d’autres personnes. Il accélérait ses propres mouvements bien plus rapidement qu’il n’accélérait ceux des autres ; il pouvait varier les tempos dans un spectre de rythmes plus large. Et sans fatigue aucune, au contraire : il ressortait de ces séances reposé.