« C’est bien beau tout cela, murmura Miche. Mais peux-tu le faire les yeux ouverts ? »
Umbo se réveilla. Enfin, façon de parler, car il ne s’endormait pas vraiment, mais chaque sortie de sa transe temporelle était vécue comme une sorte de réveil. Ou comme un dur retour à la réalité.
« Comment as-tu deviné que j’étais dedans ? chuchota Umbo en retour.
— Parce que, quand je suis assis à côté, ou que je marche à côté, je le sens moi aussi. Mes pas s’accélèrent. C’est encore plus fort que quand tu t’entraînais sur nous tous au début. Plus je suis près de toi, plus c’est net.
— Tu crois que les autres le sentent aussi ? s’inquiéta Umbo.
— Si c’est le cas, ils doivent se demander ce qui leur arrive. Pour quelqu’un de mon âge, c’est comme une cure de jouvence, je me sens plus frais, plus reposé. Je réfléchis plus vite, j’ai les idées plus claires, les sons me parviennent nettement, j’arrive à les distinguer plus facilement. Bref, je me sens mieux. Qui se plaindrait de se sentir mieux à cause d’un gamin qui sommeille sur le pont ?
— Il faut vraiment que j’ouvre les yeux, dit Umbo. J’aurais déjà dû le faire depuis longtemps. Les yeux fermés, c’est fini ! Je me demande bien si je vais réussir à voir quoi que ce soit. C’était le truc de Rigg de voir les autres bouger dans le passé, et il n’avait pas besoin de moi pour ça.
— Oui, mais leur faire remonter le temps, qu’ils voient quelque chose ou pas, c’est le tien.
— J’ai besoin de Rigg. Vraiment. Peut-être que tant qu’il sera prisonnier, je ne pourrai rien faire.
— Dans ce cas, c’est plutôt lui qui aurait envoyé les messages, tu ne crois pas ? » Miche se leva. « Repos terminé. Je suis dans l’équipe des rames aujourd’hui. Perche, rame, perche, rame tout la sainte journée, pas étonnant qu’ils me vident bière sur bière quand ils s’arrêtent à Halte-de-Flaque ! »
Umbo passa la presque totalité des deux jours de voyage restants à refréner ses envies de passer en vitesse rapide, tant cela était devenu facile pour lui. Il se sentait affreusement pataud quand il était privé de cette vivacité nouvelle. À tel point qu’il se demanda si cet effet dynamisant ne lui faisait pas voir le monde comme aux marins après quelques bocks de bière : plus coloré, plus plaisant. Vivre les choses plus pleinement, avoir le temps de réfléchir à ce que l’on va dire, c’était tellement bon. Les autres le voyaient plus intelligent aussi. Surtout quand il prenait le temps, non pas de réfléchir à la bonne réponse, mais de se taire plutôt que de sortir une ânerie.
Mais malgré tout ce temps passé à s’entraîner, jamais il n’aperçut la moindre « trace », de celles que Rigg disait voir à longueur de journée, ni quoi que ce soit d’autre. L’affaire semblait mal engagée car Rigg, lorsque Umbo le passait en mode rapide, devait d’abord choisir une trace, ensuite se focaliser dessus, ensuite attendre que quelqu’un en émerge et ensuite seulement il pouvait interagir avec elle. Umbo n’en était encore qu’à la première étape, la trace.
Je ne vais jamais y arriver. Et pourtant, j’y suis arrivé.
Umbo eut bien du mal à en placer une avant de rallier Halte-de-Flaque, tant Miche était devenu intarissable sur ces derniers kilomètres de rivière, qu’il connaissait parfaitement pour les avoir parcourus en long, en large et en travers dans sa barque, pour ses différents achats d’épicerie, de linge, d’outils, de mobilier, de boissons et de matériel en tout genre. Dès qu’ils passaient un village, il ne manquait pas d’y aller de son petit conseil : « N’achète jamais tes draps chez les tisseurs d’ici, ils les font toujours trop petits ! Tu ne pourras jamais les border serrés sur un lit de bonne taille. C’est peut-être un village de nains, qui sait ? » Les membres d’équipage aussi, mais eux donnaient plutôt dans l’anecdote salée : « Il y a une fille qui habite ici, elle est tellement laide que quand ils veulent castrer un cochon, ils l’emmènent la voir et hop, ça lui gèle le bordel ! »
Umbo savait bien que, autant ce que disait Miche était toujours strictement vrai, autant ce qui sortait de la bouche des bateliers ne l’était jamais – et pourtant, aucun ne mentait, c’était juste une manière de mettre de l’ambiance. Umbo n’avait aucun mal à comprendre pourquoi, entre les coups de rame et de perche durant leurs allers-retours incessants sur une rivière qu’ils connaissaient par cœur, ils préféraient se fabriquer un monde imaginaire, quitte à en rajouter. Contrairement à Miche, le soldat, le commerçant endurci, le dur à toutes les tâches, qui par nécessité gardait une vision plus terre à terre du monde.
Arrivés à l’auberge, ils saluèrent l’équipage, qui ne resta pas pour la nuit. « Pourquoi vous rendre en viande et en bière l’argent que vous venez de nous donner pour le passage ? » ironisa le capitaine du bateau.
Flaque sembla à peine les remarquer – Umbo comme son mari. Les salutations, pas que ça à faire, leur dit-elle, sans compter qu’il avait fallu qu’elle trime seule pendant qu’ils jouaient aux touristes dans les contrées lointaines. En réponse, Miche s’attela en silence à la tâche pour l’aider à finir au plus vite, plutôt que de pester contre elle comme l’aurait fait le père d’Umbo. Alors qu’ils s’affairaient côte à côte, elle esquissa un sourire de temps à autre – sans le regarder, juste pour elle – puis à fredonner un air, puis à entonner une chanson et enfin à lui raconter ce qui avait animé le village pendant son absence.
Umbo aussi essaya de se rendre utile, mais comme il ne savait pas faire la moitié du quart de ce qu’ils faisaient, il commença par regarder pour apprendre. Il était passé maître en la matière : en s’accélérant, il disposait d’une durée infinie pour bien décortiquer les gestes et les comprendre avant de les reproduire et de se corriger au besoin. Il n’allait pas plus vite qu’en temps normal – si l’on comparait ses mouvements à ceux des humains et des créatures qui l’entouraient. Mais il avait le loisir de repenser ses actions tout en les exécutant, de les stopper et de s’y prendre différemment. C’était un luxe incroyable, cette capacité à repenser les choses et à en modifier le cours dans un seul et même mouvement.
Il avait fini par comprendre en quoi son don pouvait être utile aux autres, sans toutefois en saisir la mécanique profonde. Quand je les accélère, ils suivent pas à pas leur plan d’action jusqu’au bout. Le Voyageur parlait de « ralentissement » en référence aux événements extérieurs qui semblaient dans ces moments-là aller petit train. Tout faux : ce n’était pas sur le temps qu’Umbo jouait, mais sur les perceptions et sur le processus de réflexion des individus au sein de ce temps.
Umbo se sentait un peu soulagé de savoir que le Voyageur aussi ignorait certaines choses ; il se demanda s’il s’en était rendu compte dans ses derniers instants. Peut-être était-ce cette certitude même de tout savoir qui avait causé sa perte, en lui faisant faussement croire qu’il savait où cet arbre allait tomber.
Umbo n’avait rien mangé d’aussi succulent sur la rivière que le souper du soir, et ne se priva pas de le dire. « C’est parce que tu as droit à la gamelle familiale maintenant, et plus à la pâtée pour porcs », expliqua Miche avant de se faire claquer le dessus du crâne par Flaque, qui rectifia tout de suite : « Nous mangeons tous à la même gamelle ici et c’est un fait ; tu le sais très bien, Miche, alors ne fais pas croire le contraire.