— Non, mon amour, tu ne me feras jamais dire le contraire en ta présence », continua-t-il, ce qui lui valut une deuxième claque, plus appuyée.
Ils installèrent Umbo dans une chambre où ne dormaient jamais les clients. Une chambre à coucher plutôt petite, accolée à la leur. S’ils avaient eu des enfants, ils auraient dormi là, songea Umbo. Tout en se déshabillant, il se demanda si Flaque était encore en âge d’en avoir. Peut-être que l’un des deux était stérile ? Cette maison avait été bâtie avec l’idée d’en faire, en tout cas, aucun doute là-dessus. Quelle tristesse s’ils ne pouvaient pas, alors qu’il suffisait à un mufle comme son père de toucher une femme pour la mettre en cloque, et Dieu seul savait pourquoi la moindre d’entre elles l’avait jamais laissé faire.
Umbo venait tout juste de tomber dans les bras de Morphée lorsque Miche le réveilla, d’une légère secousse.
« Quoi ? murmura Umbo.
— Je sais que tu ne peux pas les voir, lui dit Miche. Mais est-ce vraiment important, si de toute façon, tu sais où ils sont ? »
Umbo était trop fatigué pour essayer de déchiffrer, et se rendormit dans la seconde. Mais lorsqu’il se réveilla au beau milieu de la nuit, la vessie pleine, les mots lui revinrent avec un sens plus clair. Il lui revint également à l’esprit qu’il s’était vu en rêve, et Rigg aussi. Dans son rêve, Rigg était resté debout de longues minutes à côté du coche, assez longtemps en tout cas pour pouvoir lui délivrer son message sans forcément le voir. Idem pour le message qu’il s’était remis à lui-même : la scène s’était déroulée dans la chambre de leur auberge, à O, lorsqu’il était couché dans son lit, une position fixe qui devait là encore lui permettre de se remettre son message sans se voir.
Complètement réveillé maintenant, Umbo essaya de se remémorer l’attitude de son double pendant sa visite. La tête penchée, il semblait fixer un point au sol plutôt que son interlocuteur – lui-même donc – couché dans le lit. Umbo avait alors pris cela pour de l’humilité ou de la timidité, mais peut-être fixait-il juste le vide tout en monologuant dans l’espoir de se faire entendre ?
Il avait pourtant réagi à sa question. Quoique… Sachant à l’avance que l’Umbo du passé allait la lui poser, peut-être l’avait-il juste anticipée.
Enfin soulagé – de la vessie –, Umbo repensa au souper et se mit en tête de descendre à la cuisine pour aller s’accélérer et voir si les versions attablées de lui-même, de Miche et de Flaque de la veille au soir lui apparaissaient. Mais comment faire, puisqu’il ne l’avait pas fait ? Il n’y avait eu aucune visite ni aucun message hier soir. Il faudrait penser à en laisser un ce soir.
À moins que Miche n’ait raison. Peut-être était-il tout à fait possible de porter un message dans le passé là où aucun n’avait jamais été reçu, et qu’ensuite seulement il serait reçu, et modifierait le futur de sorte que plus aucun message n’aurait besoin d’être délivré par la suite. Umbo doutait toutefois qu’une chose pareille fût possible. Il s’épuisa à essayer de trouver une logique là où il ne semblait y en avoir aucune, et s’endormit sitôt de retour sous les couvertures.
Le lendemain, il ne dit rien à Miche de ses rêves et de ses interrogations, et encore moins de ses plans. Il chipa dans l’après-midi un bout de pain et de fromage dans la cuisine, qu’il alla cacher dans sa chambre pour pouvoir sécher le repas du soir. Pour éviter de se perdre dans la question du « pouvait-il oui ou non délivrer un message dans le passé là où aucun n’avait jamais été reçu », il avait en effet décidé de ne pas être présent à l’endroit où son lui futur devait apparaître.
L’heure venue, il feignit une petite migraine qu’une bonne nuit de sommeil soignerait et monta dans sa chambre. Il mangea le pain, le fromage, regrettant de ne pas avoir monté un peu d’eau ou de bière légère. Il s’interdit cependant de quitter sa chambre tant que la maison n’était pas silencieuse. Une fois la nuit et le calme complets tombés, il se risqua hors de son lit, descendit une à une les marches à peine éclairées par la faible lueur des étoiles et de la lune argentée filtrant à travers fenêtres et lanterneaux, puis termina à tâtons dans le noir, dans le vestibule.
Il entra dans la petite pièce jouxtant la cuisine où Miche et Flaque avaient dû souper seuls – tard, comme toujours –, après le service des hôtes. Il trouva une pièce vide plongée dans l’obscurité, où dansaient quelques ombres vacillantes projetées par le feu dans la cheminée.
Ce n’est qu’alors, tout en se demandant où Miche et Flaque avaient bien pu s’asseoir, qu’il prit conscience des défauts de son plan. Car s’ils avaient vraiment reçu son message, ils se seraient précipités dans sa chambre pour le prévenir que tout avait fonctionné, qu’il ait été à table avec eux ou non.
À moins de leur avoir bien précisé de ne pas le faire. Voilà ce qu’il fallait leur dire : Allez vous coucher normalement et ne me réveillez que demain matin !
Ces petites contradictions résolues, Umbo s’enferma dans la pièce et, à voix basse, commença à se plonger dans sa transe. « Attendez demain matin pour me réveiller, s’il vous plaît », murmura-t-il d’un ton suppliant à la chaise vide en face de lui. Il répéta ensuite cette phrase, mais dans une transe qu’il espérait plus profonde. Puis il recommença, et recommença encore. À aucun moment il ne perçut la moindre trace ou présence, ni le moindre souffle de réponse. Mais il n’abdiqua pas, répétant à chaque niveau possible, en supposant que plus la transe était profonde, plus il reculait dans le temps.
Exténué, abruti par le manque de sommeil et par l’intensité de l’effort, il murmurait désormais plus par fatigue que par réelle volonté de discrétion. L’idée lui vint alors de décliner un message différent par niveau de transe, pour se rappeler plus facilement à quel niveau il leur était apparu. Il abandonna néanmoins rapidement cette idée. Comment en effet se rappeler à quelle « profondeur » était sa transe pour un message donné ?
Persuadé d’en avoir terminé, il se résolut à monter se coucher. Mais il n’en fit rien. Il s’attabla à sa place habituelle, se frotta les yeux et comprit, sans pour autant démêler le pourquoi du comment, qu’il avait échoué. Il avait parlé dans le vide.
Assis là, à demi endormi mais l’esprit encore tout à sa transe, il sombra – ou rêva de sombrer – à un niveau encore jamais atteint. Il prononça mécaniquement son message mais cette fois, ses deux amis apparurent, là, juste en face de lui, à l’autre bout de la table, et dans son rêve – si c’en était bien un – il pouvait sentir ses mains dans les leurs et entendre leurs paroles rassurantes : ils suivraient ses consignes.
« Soit, alors venez ici après la tombée de la nuit, leur demanda-t-il, venez me chercher pour me porter dans mon lit, car je tombe de fatigue. » À ces mots, il ferma les yeux et glissa, non dans un état de transe plus profond encore mais dans un sommeil tel qu’il tomba tête la première et s’endormit sur la table.
Quand il se réveilla, Flaque le secouait délicatement : « Réveille-toi, Umbo, monte te coucher, tu ne vas pas dormir assis à cette table, quand même ? »
Pendant un moment, Umbo y vit le signe que son rêve était devenu réalité. « Vous avez fait comme je vous ai demandé ! murmura-t-il, la voix enrouée de sommeil.
— On dirait une grenouille ! dit Flaque, amusée. Mon pauvre petit bonhomme, tu nous tiens là un bon rhume, ça dégouline de morve là-dedans. Quelle idée aussi de se promener dans une maison froide et de s’endormir sans couverture, presque nu comme un ver. »