Ils n’avaient reçu aucun message, pas le moindre.
Il faudra juste réessayer, pensa-t-il.
Mais le lendemain soir, il n’essaya rien du tout. Il sortait d’une journée dehors, non pas à s’entraîner à laisser des messages, mais à aider Miche à réparer des choses et d’autres autour de l’auberge, à rapporter du marché de quoi nourrir les clients de l’auberge, plus mille autres choses encore. En un mot, à faire tout ce qui pourrait le maintenir éveillé après sa petite nuit de la veille.
La dernière bouchée du dîner à peine avalée, il monta se coucher.
Cette nuit-là encore, il se réveilla secoué par les mains de Flaque.
Non. Les mains de Flaque et de Miche. Ils se tenaient là dans sa chambre et oui, c’était bien la même nuit – il le sut au bruit des clients provenant de la grande salle, qui massacraient quelques chansons de bon cœur, la voix chargée de bière.
« Tu l’as fait ! s’enthousiasmait Miche. Tu es apparu à notre table, juste en face, et tu as tendu les mains ! Nous avons touché tes mains, mon garçon. »
Umbo en frissonna de plaisir. « Qu’est-ce que j’ai dit ? Est-ce que je vous ai demandé de ne pas me réveiller ?
— Non, tu nous as demandé de te réveiller justement, et de te dire de monter te coucher.
— Mais non, dit Flaque.
— Mais comme tu étais déjà là – enfin, on pensait que tu étais là –, on est montés vérifier et on n’a pas pu se retenir de te réveiller et de te dire que ça avait marché ! »
En fait, rien n’avait marché. « J’ai laissé ce message la nuit dernière. C’est pour ça que vous m’avez retrouvé assis à la table de la cuisine. Donc je ne suis pas du tout allé dans le passé, mais dans le futur. D’une nuit. J’ai laissé la nuit dernière le message que vous avez eu ce soir. » Déçu, Umbo se roula dans ses couvertures et fixa le mur.
« Ne sois pas ridicule, dit Miche non sans affection. Tu appelles ça un échec ? Qu’est-ce qu’on en a à faire pour l’instant d’aller dans le futur ou dans le passé ? Tu t’es projeté à quelques heures dans le futur ? Très bien, tu as voyagé dans le temps, c’est ce qu’on voulait ! »
Présentés comme ça, les signes étaient plutôt encourageants, après tout. « Très bien, admit Umbo en se remettant sur le dos, les yeux toujours fermés. Tu m’as vu assis en face de vous, mains tendues. Je vois très bien de quel moment il s’agit. Je tombais de sommeil, j’étais si loin dans ma transe que je me sentais perdu, comme si je ne pourrais jamais retrouver la sortie. Je ne saurais dire exactement quand j’ai basculé de cet état dans le sommeil. Mais toutes mes autres tentatives ont échoué.
— Qui sait, ton spectre va peut-être venir nous faire la causette tous les soirs jusqu’à la fin de nos jours, sourit Flaque.
— Je dois apprendre à envoyer mes messages dans le passé, et au jour que je veux. »
Miche rigola. « Attends déjà d’être réveillé. Mais demain, on va te faire envoyer des messages jusqu’à ce qu’ils partent dans la bonne direction. Et si tu choisissais un endroit pour les écrire, dans la terre, par exemple ?
— Ça ne marchera jamais. Vous n’avez même pas entendu ma voix, c’est bien ça ? Vous n’avez fait que me voir.
— Et tenu tes mains aussi, ajouta Flaque. N’as-tu pas senti tes mains dans les nôtres ?
— Si, se rappela Umbo. Je pouvais sentir les odeurs de la cuisine aussi.
— Encore heureux, dit Miche. Tu y étais.
— Je veux dire, je pouvais sentir les odeurs comme si le dîner venait d’être servi. Elles me reviennent maintenant, comme si j’étais encore en plein rêve.
— Si tu as réussi à déterrer un certain sac avant de le remettre sans laisser de trace, c’est que tu dois pouvoir gratter un message dans la terre, Umbo, dit Miche.
— De quel sac tu parles ? l’interrogea Flaque.
— Du sac de pierres précieuses, précisa Miche. Après l’arrestation de Rigg, je suis retourné le chercher là où je l’avais caché. Mais il semblerait bien que le petit Umbo, ici présent, soit revenu du futur fouiller dans ma cachette pour en sortir la plus grosse.
— N’importe qui a pu faire ça, suggéra Flaque.
— N’importe qui aurait pris tout le sac, rétorqua Miche.
— Ça ne peut pas être moi, affirma Umbo d’une petite voix chagrinée. Je ne sais voyager que vers le futur. Ce qui est complètement inutile puisqu’on y va tous, dans le futur.
— Toutes ces histoires de fantômes, dit Flaque. Ce sont peut-être juste des gens comme toi. Ils se promènent dans la maison, et quand ils sont trop fatigués, ils s’assoient et hop, la petite transe dont tu parlais tout à l’heure et ils laissent accidentellement une image d’eux-mêmes – une image réelle même, puisqu’on peut parfois les toucher et les sentir – et des dizaines d’années plus tard, quelqu’un tombe sur eux, en train d’errer dans la maison. Peut-être qu’ils n’ont même pas conscience de ce qu’ils font.
— S’ils le font comme moi, dit Umbo, ils en ont conscience.
— Oh, parce que maintenant tu as conscience de ce que tu fais ? demanda Miche. Ce n’est pas toi tout à l’heure qui disais envoyer des messages dans le passé qui atterrissaient par erreur dans le futur ?
— Laisse-moi me rendormir maintenant, dit Umbo. Je suis tellement fatigué que je pourrais mourir sur place.
— Repenses-y une dernière fois avant de t’endormir, Umbo, dit Miche. Tu l’as fait. Tu as bel et bien voyagé dans le temps.
— Oui, je l’ai bel et bien fait », confirma Umbo avant de sombrer dans ses rêves, de son frère cette fois, en équilibre au bord d’un précipice.
Il sentit cette question brûlante se formuler dans la partie de son esprit consciente qu’il s’agissait d’un rêve : Pourquoi me serait-il impossible de retourner le sauver ? Si j’ai pu récupérer l’argent de Rigg, il me paraît normal de pouvoir aussi retourner parler à Kyokay et l’empêcher de tomber du haut des chutes, non ?
Peut-être l’ai-je fait, pensa-t-il, succombant à nouveau au sommeil. Peut-être l’ai-je fait, mais dans plusieurs années, quand je serai adulte. Peut-être même étais-je celui que Rigg a pensé heurter.
Impossible.
Si seulement.
Il se rendormit.
Chapitre 12
Dans les fers
Le sacrifiable et les ordinateurs vinrent à bout des équations en une heure ou deux à peine. « Si vos hypothèses extravagantes et absolument invérifiables se révèlent exactes, dit le sacrifiable, alors oui, les toussotements de l’espace-temps ont pu permettre à dix-neuf versions de ce vaisseau de plonger via la contraction onze mille ans en arrière, à intervalles suffisamment réguliers pour ne pas se chevaucher, et donc pour ne pas se détruire entre elles.
— Ce qui voudrait dire non pas un, mais dix-neuf vaisseaux, matériel et équipage compris, dont mon sympathique second ici présent et moi-même, le pilote, en route pour notre objectif, prêts à le coloniser.
— Ou pas, émit le sympathique second.
— Oui, mais cette hypothèse me plaît tellement qu’elle ne peut qu’être vraie.
— Saupoudrer la réalité de métaphores n’en a jamais changé le cours, dit le sacrifiable.
— La réalité est parfois si élégante qu’elle en devient métaphorique, répliqua Ram.
— Supposons que vous ayez raison. Et alors ?
— Eh bien, je me sentirais soulagé, car je n’aurais plus à me soucier du sens de mes actes jusqu’à la fin de mes jours.
— Vous pourriez lire tous les livres que vous avez toujours rêvé de lire.