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— Je pense que je n’aurais le temps de rien, dit Ram. Je ne pense pas survivre au moment où nous atteindrons cet endroit où le vaisseau a été construit. Seule la structure que nous voyons maintenant autour de nous se déplace à reculons dans le temps. Dès que nous atteindrons le lieu de sa création, elle disparaîtra.

— Soit, on débarquera.

— Et comment ? demanda Ram. Encore faudrait-il pouvoir monter à bord d’une navette qui nous ramènerait vers la Terre. Mais aucune navette ne se déplace dans la même direction que nous dans le temps.

— Aucune étoile non plus, commenta le sacrifiable. Et pourtant, nous continuons à les voir.

— Observation pertinente, nota Ram. Ne quittez surtout pas votre poste, et attendez de voir ce qui se passe.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Poursuivre ce voyage jusqu’à trouver un moyen de communiquer avec les dix-neuf autres versions de moi-même qui remontent actuellement le temps à travers la contraction.

— Comment ? s’enquit le sacrifiable.

— En gravant un message dans le métal de ce vaisseau à un endroit où je suis sûr de le trouver, mais pas avant d’être sorti de la contraction.

— L’endroit n’y changera rien, le stoppa le sacrifiable. En arrivant pour graver votre message, il devrait déjà être là, or ce ne sera pas le cas, ce qui prouve bien que vous ne pouvez rien faire pour modifier les objets qui se déplacent normalement dans le temps.

— Je sais, dit Ram. C’est bien pour ça que c’est vous qui allez le faire.

— Ça n’y changera rien non plus.

— Les yeux fermés, précisa Ram. Ainsi, vous n’aurez aucun moyen de savoir à l’avance que ça n’a pas marché. »

* * *

Rigg et Aboyeur, liés l’un à l’autre par les poignets et les chevilles, étaient assis côte à côte sur leur tabouret respectif dans la cabine du capitaine, tandis que le bateau continuait à voguer vers la capitale. Le courant les portait, leur assurant une progression régulière sans les à-coups dus aux perches des bateliers. Tout juste une légère embardée lorsqu’ils poussaient pour éviter un obstacle – une barre, un banc, un îlot, un autre bateau. Incapables de voir quoi que ce soit et donc d’anticiper ces changements de cap, Rigg et Aboyeur se retrouvaient en tension permanente, parés chaque seconde à contrer le voisin ou leur propre chute.

Les premières heures, Aboyeur resta silencieux, ce qui ne dérangea pas Rigg outre mesure – il avait l’habitude de tenir sa langue et d’amener les autres à parler en premier. Et à en juger par la haine sourde qui se dégageait de la raideur de son corps et de son expression faciale, de son pouls, de sa chaleur bien qu’il soit encore trempé, quand Aboyeur ouvrirait la bouche, ce ne serait pas pour lui lancer des fleurs.

Mais peut-être pas dénué d’intérêt non plus. Le général, habitué à se maîtriser, ne dévoilait que ce qu’il voulait bien dévoiler la plupart du temps. Chez Aboyeur, à en juger par son nom, la maîtrise de soi n’était pas la qualité première ; excepté, peut-être, devant un supérieur hiérarchique. Il devait bien en avoir un minimum, sinon il ne serait pas officier.

Mais en manœuvrant bien, Rigg ne désespérait pas de lui soutirer quelques informations sur le général, par exemple, et sur ce qu’il avait dit, de vrai notamment. Ou à divulguer malgré lui un moyen d’évasion, qui pouvait toujours servir. Peut-être pouvait-il même en faire, sinon un allié, du moins un instrument.

Un soldat vint poser leur repas sur une table devant eux, mais trop loin pour qu’ils puissent s’en saisir. Rigg tendit le bras gauche et commença à tirer la table comme il put, attendant qu’Aboyeur fasse de même de son côté.

Coopérer semblait pire pour lui que de s’arracher une dent, mais après quelques secondes, nécessité dut faire loi dans son esprit car il finit par attraper la table de sa main droite et, ensemble, ils parvinrent à rapprocher les bols de soupe d’orge.

De la main gauche, Rigg se saisit de la cuillère posée à droite du sien. Aboyeur fit de même, de la main droite.

« Ça va être pratique, pesta Rigg. Je suis droitier. Manger la soupe de la main gauche sur un bateau qui n’arrête pas de tanguer, c’est un coup à s’en mettre partout. »

Rigg avait noté qu’Aboyeur était gaucher, il lui tendait une perche pour que tous deux en arrivent à la même conclusion. Mais l’officier préférait visiblement faire le parcours jusqu’à sa bouche sa cuillère tremblotante à la main, en arrosant la table et ses genoux au passage.

Rigg avait passé des journées entières avec Père à travailler sa mauvaise main pour devenir ambidextre – tirer à l’arc, nettoyer et écorcher les animaux, écrire. Il aurait pu manger proprement, mais décida de jouer avec Aboyeur à celui qui en mettrait le plus partout.

« Je suis sûr qu’ils ont fait exprès d’attacher votre main gauche à ma main droite, reprit Rigg, juste pour qu’on soit encore plus maladroits. »

Aboyeur ne lui adressa même pas un regard.

Rigg poursuivit son monologue entre deux bouchées : « Pour ce que ça vaut, mes amis et moi ne pensions absolument pas nous faire arrêter aujourd’hui, et s’ils vous ont jeté à l’eau, moi, je n’y suis pour rien. »

Aboyeur lui lança un regard furieux mais continua à se taire. Bien, le premier contact était établi. La suite viendrait d’elle-même.

« Donc vous ne me haïssez pas vraiment parce que vous êtes tout mouillé, mais à cause de celui que vous pensez que je suis. Sauf que je n’ai jamais prétendu être un autre que moi-même. »

Aboyeur laissa échapper un cri entre le rire et l’aboiement.

« Le seul parent que je connaisse est mon père, qui m’a élevé dans les bois. Il est mort il y a plusieurs mois, et m’a laissé…

— Épargne-moi cette histoire, tu veux, le coupa Aboyeur. Tu crois que tu vas nous la faire combien de fois celle-là ?

— Autant de fois qu’il faudra pour être cru.

— Je suis ici pour te tuer », lui apprit Aboyeur de but en blanc.

Rigg sentit un frisson lui parcourir l’échine. Aboyeur ne plaisantait pas. Voilà une information qui n’était pas dénuée d’intérêt, en effet.

« Très bien, dit Rigg, je ne peux vous en empêcher.

— Tu ne peux même pas me freiner. »

Rigg attendit.

« Eh bien ? demanda-t-il.

— Pas ici, rétorqua Aboyeur. Pas dans cette pièce. Après, ce serait la cour martiale et l’exécution, et l’affaire deviendrait publique. La rumeur circulerait qu’un officier du Général Citoyen a assassiné l’héritier légitime au titre de Roi en la Tente. Ce serait presque pire que de te laisser en vie.

— Donc, le général vous a donné l’ordre de…

— De rien du tout, l’interrompit Aboyeur. Je connais mon devoir, je n’ai pas besoin d’ordres. »

Le visage de l’homme n’avait rien perdu de sa haine. « Le devoir n’a rien à voir là-dedans. »

Aboyeur resta silencieux plusieurs secondes, puis ajouta : « Te tuer dépasse le simple devoir. Mais la manière, elle, sera celle d’un homme de devoir.

— Juste pour que je meure moins bête, reprit Rigg, me tuez-vous parce que vous pensez que je suis réellement le Sessamekesh ? Ou parce que vous pensez que je suis un imposteur ?

— Juste pour que tu meures moins bête, répliqua Aboyeur, on s’en fout.

— Mais votre haine à mon égard s’explique-t-elle par votre amour ou par votre dégoût pour la famille royale ?

— Que tu sois de la famille royale ou juste un imposteur, seul un retour de la monarchie te permettrait d’arriver à tes fins.

— Par dégoût donc… ça sent la vengeance personnelle.